Remarques préliminaires

Le présent article n’est pas une étude ou un rapport scientifiques, il est un témoignage personnel sur une expérience de vie multilingue. Comme mon frère a partagé la même expérience, je l’associe largement à ce témoignage en donnant également les différences, plutôt de détail, dans la façon dont nous avons vécu et vivons notre expérience commune.

Je me refuse à considérer mon expérience comme exceptionnelle, même si je suis conscient qu’elle n’est pas très commune non plus. Surtout, je crois que mon témoignage peut être utile pour que des entreprises semblables se multiplient – et s’améliorent. Je suis en effet convaincu, par cette expérience même, qu’un large plurilinguisme individuel est possible, et représente une immense richesse non seulement pour l’individu, mais également pour la société. Je m’oppose en tout cas de toutes mes forces à l’idée encore largement colportée selon laquelle le plurilinguisme et même le simple bilinguisme sont nuisibles au développement harmonieux de l’enfant. Comme mon frère placé dans la même situation, je me sens tout simplement bien dans mes différentes langues, même si je les maîtrise à des niveaux divers, et je ne suis ni un génie linguistique, ni un animal de cirque.

Gianmarco Furer - Portrait


Gianmarco Furer, Student der Wirtschaft an der Università della Svizzera italiana in Lugano, geboren 1988. Kindheit in der Surselva (romanischsprachige Schweiz) und dem Moesano (italienischsprachige Schweiz), in einer schweizerisch-polnischen und mehrsprachigen Familie. Patensohn des Jubilars.

Je ne compte pas plus que mon frère baser ma vie sur les langues, cela n’a pas non plus été l’objectif de nos parents, mais je suis heureux d’avoir mes langues pour leur utilité et la diversité du bien-être qu’elles m’apportent. En ce sens, même si, comme on le verra, les résultats auraient pu être encore meilleurs, l’idée de nous donner, à mon frère et à moi, une richesse pour la vie, une variété de «chez-nous» linguistiques, «d’airs à respirer», cette idée a été bonne et elle s’est réalisée sans à-coups et sans pression insupportable.

1 Présentation générale

Aujourd’hui, j’ai 23 ans et j’habite dans la partie italophone des Grisons, le canton trilingue qui forme l’est de la Suisse.

Je suis né à Glion, en allemand Ilanz, la seule ville romanche, et la «première ville sur le Rhin», comme elle se présente. J’ai passé mes premières années dans la partie romanchophone des Grisons, dans un petit village du nom de Zignau. J’ai grandi là jusqu’à mes cinq ans.

Nous avons ensuite déménagé en Mesolcina, une des quatre vallées italophones des Grisons, d’abord à Roveredo où j’ai fait l’école enfantine, l’école primaire et l’école secondaire, puis à San Vittore. La langue de l’enseignement dans la vallée est l’italien, l’allemand étant enseigné comme première langue étrangère à partir de la quatrième primaire. La seconde langue étrangère était encore à mon époque le français.

Grâce à l’accord intercantonal existant entre les Grisons et le Tessin, j’ai fréquenté le Liceo cantonale de Bellinzone, aux portes de la Mesolcina, plutôt que, en internat, l’école cantonale essentiellement germanophone de Coire, de l’autre côté des Alpes. Ma seconde langue étrangère y a été l’anglais. J’ai ensuite commencé des études de droit en français à l’Université de Fribourg avant de changer d’orientation et de m’inscrire en économie à l’Université de la Suisse italienne à Lugano.

Mon frère, de deux ans plus jeune, a également fréquenté les écoles de Roveredo – où il a déjà eu l’anglais comme seconde langue étrangère –, puis suivi le gymnase de Bellinzone, avec comme langues étrangères l’allemand, l’anglais et le castillan. Il étudie actuellement la biologie à l’Université de Lausanne.

Notre mère est Polonaise. Originaire du sud-est de la Pologne, elle a fait ses études à Gdańsk, où elle a ensuite travaillé comme cadre dans l’administration municipale jusqu’à son mariage et à son émigration en Suisse à l’âge de 34 ans. Elle avait déjà étudié le russe et l’allemand en Pologne et, dès son installation en Surselva romanche, elle a appris les trois autres langues nationales suisses, qu’elle lit et comprend aujourd’hui couramment, sans les parler parfaitement.

Depuis son mariage, notre mère est femme au foyer avec un certain engagement social, notamment en faveur de personnes âgées ou handicapées.

Notre père est Suisse, du nord de la Romandie, c’est-à-dire de langue maternelle française. D’éducation monolingue, il a appris l’allemand, l’italien et l’anglais à l’école, et a très tôt étudié de lui-même d’autres langues avant de s’engager dans la défense des langues discriminées. Comme la Suisse viole ses propres principes de base en discriminant et en étouffant lentement sa quatrième langue nationale, il a également appris cette langue, le romanche, et s’est concentré à partir d’un certain moment sur sa défense. Auparavant cependant, il avait entre autres étudié le polonais et fait un stage d’un an à l’Université Jagellone de Cracovie. Mes parents parlent donc essentiellement polonais entre eux, mais communiquent également en cas de besoin dans l’une ou l’autre des langues nationales suisses.

Notre père a diverses activités professionnelles et culturelles, toutes liées aux langues (traduction, dictionnaires romanche/français, un peu d’enseignement) ou à leur situation (notamment analyses statistiques et sociolinguistiques concernant le romanche pour l’Office fédéral de statistique ou d’autres institutions).

Il est important de souligner que, sauf pour les cours et des conférences ou séminaires occasionnels, notre père a toujours travaillé à la maison. Casanier, il y est même certainement encore plus présent que notre mère. Depuis tout petits, mon frère et moi avons toujours pu entrer librement dans son bureau-bibliothèque, et nous y installer à demeure à condition d’être tranquilles quand il travaille – ce que nous avons paraît-il appris étonnamment tôt et facilement.

2 Projet linguistique

Lorsque nos parents se sont mariés et ont décidé d’avoir des enfants, ils avaient (et ils n’ont pas changé d’avis depuis) une attitude fondamentalement semblable quant aux langues à transmettre. Pour notre mère, il n’était absolument pas question de ne pas parler sa propre langue à ses enfants et notre père la soutenait totalement dans cette idée. Notre mère était de son côté d’accord avec ce qui était l’ambition de notre père de nous donner un chez-nous plurilingue aussi vaste et solidement construit que possible. Il était ainsi clair que chacun d’eux non seulement nous parlerait, à mon frère et à moi, sa propre langue, mais encore, le moment venu, nous l’enseignerait de manière à ce que nous sachions la lire et l’écrire correctement quelle que soit la langue de la région où nous fréquenterions l’école.

Notre père a dès l’abord pris en considération d’autres langues encore, soit pour que mon frère et moi en ayons une connaissance systématique, soit pour que nous en connaissions l’existence par certaines expressions précises. Alors que notre mère nous a toujours parlé exclusivement en polonais (sauf en présence d’autres personnes ne parlant pas polonais qu’elle ne voulait pas exclure), il a ainsi choisi d’aller sciemment à l’encontre du principe généralement recommandé «une personne, une langue», qui ne le convainc pas du tout, et nous a toujours, à des degrés divers et dans des buts différents, parlé en plusieurs langues, tout en veillant à nous assurer la connaissance primordiale du français.

Nos parents n’ont pas planifié dans les détails un programme étalé sur quinze ou vingt ans. Ils avaient un objectif général, nous assurer un multilinguisme, et y ont travaillé de leur mieux, en s’adaptant et réagissant aux circonstances, et en tenant compte des capacités que leurs enfants montraient, ainsi que des désirs qu’ils exprimaient.

3 Réalisation du projet

3.a Périodes et manières

La mise en œuvre du projet s’est déroulée dans des conditions différentes et selon un mode partiellement différent avant et après notre déménagement à Roveredo.

En Surselva, la langue naturelle est le romanche. Mais le romanche est une langue discriminée et soumise à la pression de l’allemand, sous la double forme de la langue standard et du dialecte alémanique. Nos parents ont, précisément pour cette raison, pris un soin particulier pour limiter notre exposition à l’allemand, et surtout à l’alémanique, en même temps qu’ils soutenaient la présence du romanche dans notre entourage. Dès notre naissance, notre père nous a ainsi beaucoup parlé en romanche en plus du français. Pour le principe, par goût, mais sachant aussi que nous déménagerions éventuellement dans une région de langue italienne (entre autres parce que notre mère, comme beaucoup de Polonais, ressent une affinité particulière pour l’«Italie» en tant que région et culture), il nous a également parlé assez régulièrement en italien pendant toute la période de Zignau. Il a par ailleurs utilisé de façon systématique quelques éléments de différentes autres langues pour des sujets ciblés, afin de nous rendre un peu plus tangible la multiplicité des langues.

Par contre, à partir de notre installation en Mesolcina italophone, notre père a complètement cessé de nous parler italien et a laissé au nouveau milieu le soin de poursuivre notre développement dans cette langue. Chacun à sa manière, nos parents ont également fait très attention à ce que l’italien, soutenu par l’école et une bonne part de notre environnement, n’écrase pas nos autres langues. À l’inverse, l’allemand n’étant plus une menace, ils ont favorisé sa présence (mais jamais celle de l’alémanique) de diverses façons, sans toutefois en arriver à s’en servir activement avec nous – cela n’aurait plus été naturel. Quant au romanche, malgré les efforts de notre père, sa présence s’est peu à peu réduite, mais sans jamais disparaître.

D’une manière générale, le déménagement à Roveredo a coïncidé pour moi avec le début de l’école, plus exactement de l’école enfantine («asilo»). Voyant sa réaction triste et envieuse, mes parents ont fréquemment amené mon frère à un «asilo nido» de Bellinzone pendant la première année, puis l’ont inscrit au «preasilo» qui s’était constitué à Roveredo. Pour tous les deux, la césure du déménagement a donc été en même temps le moment où le monde extérieur à la famille est devenu plus présent.

Nos parents n’ont pas cherché à nous apprendre à lire et écrire avant que l’école ne le fasse, du moins en ce qui me concerne. Mais à partir du moment où j’ai commencé l’école primaire, ils ont entrepris de nous donner un enseignement complémentaire aussi structuré que possible, qu’ils ont poursuivi de manière régulière jusque vers mes quinze ans pour notre mère, jusque vers mes dix-huit ans pour notre père. En principe chaque jour, nous avions ainsi des leçons de langue de l’ordre d’un quart d’heure à une demi-heure par langue. Notre père a en outre essayé à quelques reprises de nous assurer un enseignement complémentaire en culture générale et en histoire, mais cela n’est jamais allé très loin.

Malgré la différence d’âge entre nous, mon frère et moi avons assez rapidement fini par suivre partout le même enseignement de la part de nos parents. Pour mon frère, il s’est agi au début d’une sorte de nouveau jeu, mais il s’est ensuite inséré dans le cours normal des leçons, si bien que, en fait, il a commencé à étudier avec nos parents plus précocement que moi. Pendant plusieurs années, on a pu sentir que, en général, j’avais, en raison de mon âge, plus de facilité que lui, mais lorsque, ponctuellement, il me dépassait, c’était un choc pour moi – et une fierté pour lui. Cette émulation un peu particulière nous a sans doute servi.

Nos parents ont rencontré plusieurs difficultés dans la tâche qu’ils s’étaient assignée. La plus importante était, ils le savaient, leur impréparation. Notre mère avait certes occupé un poste qui requérait une bonne qualité et une maîtrise pratique approfondie de la langue, mais elle n’était pas en mesure d’exprimer et expliquer des règles d’orthographe et de grammaire. Notre père, par contre, avait déjà eu des occasions d’enseigner des langues, mais soit à des adultes, soit à des adolescents; du fait de ses études de langues et de son travail avec les langues, il avait par ailleurs plus de facilité pour nous expliquer les règles de grammaire et d’orthographe. Mais ni l’un ni l’autre n’avait de formation pédagogique ou autre qui les aurait aidés, notamment à mieux maîtriser la situation particulière où la relation maître-élève va de pair avec le lien parent-enfant. Une autre difficulté a été, dans une partie des cas, l’absence de matériel adapté à notre situation et à nos besoins spécifiques.

L’enseignement que nous ont donné nos parents a représenté pour eux comme pour nous un effort quotidien. Mais justement parce qu’il était une habitude quotidienne, il n’a pas été perçu comme une charge insupportable. Nos parents nous ont également toujours expliqué, de manière adaptée à notre âge, les motifs et les buts de ces efforts, en faisant appel à notre raison, qu’ils ont ainsi également développée. Périodiquement, ils rediscutaient avec nous les modalités et les objets des cours. L’enseignement du polonais et du français était un désir très fortement exprimé de leur part et représentait un minimum que nous étions amenés à accepter pour les raisons qu’ils nous expliquaient. Pour les autres objets que notre père nous a enseignés, il s’agissait explicitement d’un supplément. Ce supplément était soit quelque chose qu’il souhaitait nous apporter (romanche, culture générale) – mais seulement dans la mesure où cela ne représentait pas une trop grande charge –, soit quelque chose que nous voulions nous-mêmes (portugais, et dans une large mesure allemand). Sur la base des expériences faites, de la situation à l’école, des nécessités et des envies, nous discutions donc ensemble de l’éventail des cours et du temps à leur consacrer, le point cardinal étant de déterminer la base journalière possible et raisonnable pour un effort constant.

Jusque dans notre adolescence, notre père nous a également régulièrement accompagnés au moment du coucher. Il nous chantait des chansons traditionnelles, surtout romanches, romandes ou françaises que nous choisissions, et surtout nous lisait des histoires ou, plus souvent, nous en inventait, généralement en français, mais en faisant aussi une place, décroissante, au romanche. Ce (long) moment régulier de plaisir et délassement purs a clairement contribué a affermir le français en nous.

Au total, mon frère et moi avons bénéficié pendant plus de dix ans de différents enseignements qui ont exigé une discipline souvent difficile dans le détail, au jour le jour, mais qui nous ont toujours laissé le temps de jouer comme les enfants et adolescents de notre âge, à la maison ou à l’extérieur. Peu à peu cependant, les exigences de l’école ont augmenté, nous laissant moins de temps. Le changement décisif est survenu avec l’entrée au gymnase: le trajet pour aller en ville et en revenir prend beaucoup de temps, et nous étions donc toute la journée hors de la maison. Notre motivation et notre disposition à maintenir une constance dans l’effort ont baissé. Après différentes crises et tenant compte du fait que, en français, nous avions de toute façon terminé le programme d’étude de la langue elle-même, notre père a coupé court et renoncé aux enseignements réguliers, restant à disposition pour des interventions ponctuelles quand nous en avions besoin, en langues, en culture générale, en rédaction ou en recherche.

Depuis longtemps, il s’est instauré une sorte de collaboration linguistique entre les membres de la famille. Chacun, parent ou enfant, aide les autres dans la mesure des besoins, de ses possibilités et du raisonnable, par exemple en soufflant des mots lorsqu’ils manquent, en corrigeant des fautes ou des influences d’une langue sur l’autre, ou en apportant sa compétence pour la compréhension ou la rédaction de textes. Nous fonctionnons ainsi un peu comme une équipe, en même temps qu’une banque de données à l’usage de chacun. (Il y a d’ailleurs collaboration et coopération dans d’autres domaines que les langues, toujours selon des capacités et prédispositions individuelles.)

3.b Langues

Polonais

Le développement du polonais était essentiellement la tâche de notre mère. En dehors de situations très particulières et très ponctuelles, elle ne nous a jamais parlé qu’en polonais, et s’est toujours battue pour que mon frère et moi lui parlions en polonais. À certaines périodes, mon frère surtout a eu tendance à vouloir lui parler en français (dans sa petite enfance), puis en italien, mais elle est parvenue à maintenir le polonais comme langue de communication entre nous et elle, à ceci près qu’elle a accepté que nous insérions des termes italiens ou français qui ne nous venaient pas immédiatement à l’esprit en polonais, ou dont elle s’est elle-même habituée à les entendre, voire à les utiliser.

Nous savions que notre père parlait polonais puisque c’est en polonais que nos parents communiquent. Mais, sauf rares exceptions motivées, il ne nous parlait pas polonais, même en présence de notre mère – qui n’était cependant pas exclue puisqu’elle comprenait chacune des langues courantes que notre père parlait avec nous. Lui et nous nous servions en cas de besoin du polonais pour éviter d’être compris par des personnes présentes, mais cela nous faisait un effet bizarre. Notre père n’a commencé à nous parler (aussi) polonais de façon plus régulière qu’à partir du moment où il n’y a plus eu aucun risque que le polonais ne devienne la seule langue pratique de la famille, et où nous avons été suffisamment grands pour comprendre la situation – et pour pouvoir corriger les fautes de notre père. Depuis, lui et nous nous servons du polonais en particulier en présence de notre mère, et parfois par inadvertance lorsque la situation est liée à elle. Le polonais est également la principale langue d’exclusion des présents – sauf bien sûr si ceux-ci parlent polonais –: mon frère n’a ainsi jamais parlé autant polonais avec moi ou notre père que depuis qu’il nous téléphone de Lausanne.

Dans notre petite enfance, nos deux grands-parents polonais aujourd’hui décédés ont fait des séjours assez longs en Suisse et, comme ils ne comprenaient que le polonais, cela renforçait la langue en nous. Notre mère, mon frère et moi avons également passé ensemble, presque chaque année, de longues périodes de vacances en Pologne, chez nos grands-parents non loin de la frontière ukrainienne ou chez des amis de Varsovie ou de Gdańsk, ce qui a élargi notre éventail d’emploi de la langue. Nous avons par exemple eu l’occasion de jouer avec des enfants de notre âge, et découvrir leur polonais de jeunes nous a causé au début un certain choc.

Surtout dans notre petite enfance, notre mère a également cherché à soutenir le polonais en nous procurant des cassettes de films, et notamment de dessins animés, en polonais, et des livres pour enfants en polonais, qu’elle nous lisait et expliquait. À partir du moment où nous avons appris à lire et écrire à l’école, elle nous a appris à lire et à écrire en polonais, puis s’est efforcée de nous apprendre la grammaire et la rédaction en polonais. La grande difficulté qu’elle a rencontrée, en plus du fait qu’elle n’avait pas de formation spécifique pour l’enseignement de la langue, a été qu’elle n’est jamais parvenue à trouver du matériel qui convienne réellement à notre situation particulière. Pendant des années, nous avons étudié quotidiennement un moment avec elle, mais, quand j’ai eu environ 15 ans, plus ou moins d’un commun accord, nous avons peu à peu cessé les leçons de polonais. Vers cette époque, lors de nos vacances d’été en Pologne, notre mère a trouvé une enseignante professionnelle pour nous donner des leçons particulières, mais cela a été trop peu pour être vraiment utile.

Un manque important par rapport à d’autres langues a été l’impossibilité de capter les chaînes de télévision polonaise à une période où cela aurait pu nous intéresser et donc nous être utiles. Ces dernières années, mon frère et moi nous sommes cependant habitués à regarder sur Youtube une série comique des années 90 très connue en Pologne.

Nous continuons à avoir des contacts fréquents, téléphoniques ou en personne, avec des parents, amis ou connaissances polonais habitant en Pologne ou en Suisse, et, sous certains aspects, on peut même dire que le cercle de gens avec lequel mon frère et moi communiquons en polonais s’est élargi par rapport aux années 1990, quand, pendant des mois, notre mère était la seule référence pour le polonais. En jouant en ligne, mon frère a même développé des contacts avec des Polonais de Pologne.

Français

Pendant des années, notre père a été la source essentielle pour le développement du français chez mon frère et moi. Les Romanches formaient la plus grande partie de son cercle habituel de relations et il n’avait conservé que peu de contacts avec la Romandie, où nous n’allions que rarement. À part lui, nous n’avions guère que nos grands-parents suisses pour parler français. Mais ceux-ci venaient assez souvent en visite, et mon frère et moi passions également chaque année au moins une ou deux semaines de vacances avec eux, en Suisse ou dans différents pays.

Notre père parle un français qui à la fois est très châtié et revendique l’utilisation de tournures populaires condamnées par les grammairiens, ainsi que de mots et expressions spécifiques de la Suisse romande. Cela a été pour lui une raison supplémentaire pour s’efforcer d’élargir l’éventail des sources qui nous apportaient le français, en favorisant des rencontres occasionnelles avec d’autres francophones que lui et notre famille proche. Nous avions par ailleurs la possibilité de regarder la télévision romande. Pendant notre petite enfance, nous avons également reçu beaucoup de cassettes de films pour enfants en français, par exemple d’une émission de la TSR qui s’appelait les Babibouchettes. Nous regardions ces cassettes presque jusqu’à les savoir par cœur et, d’après les notes que notre père a prises pendant des années, chaque nouvelle cassette nous apportait un enrichissement clairement mesurable.

Notre père a commencé à nous apprendre à lire et écrire le français en même temps que notre mère a entrepris de le faire pour le polonais. Il nous a ainsi enseigné de manière systématique l’orthographe et la grammaire françaises. Contrairement à notre mère, il a pu se servir de matériel didactique valable, le même que celui utilisé dans les écoles de Romandie ou de France. Son expérience du travail linguistique l’a aussi aidé dans cet enseignement. Par contre, comme il n’a pas de formation pédagogique, il ne savait pas plus que notre mère comment nous faire exercer efficacement la rédaction; sa stratégie a été de reconnaître ouvertement ses difficultés, et d’essayer de nous motiver pour collaborer au développement d’un système qui nous convienne. Il n’était d’ailleurs absolument pas satisfait du niveau d’enseignement de la rédaction (italienne) à l’école, mais il n’a pas réussi, à ses propres yeux, à pallier cette lacune.

Ma volée a été la dernière des Grisons à avoir le français comme deuxième langue étrangère, et j’ai eu trois ans de français à l’école secondaire. Très raisonnablement, l’enseignante, sachant que j’étais de langue «paternelle» française et surtout que j’étudiais le français depuis des années à la maison, a convenu avec moi d’un statut particulier. J’ai ainsi été régulièrement présent en classe, j’ai également fait normalement les exercices et les épreuves, mais pour le reste je lisais ou travaillais pour moi-même, en étant par ailleurs à disposition de l’enseignante quand celle-ci souhaitait que j’intervienne, soit pour aider mes camarades, soit pour, en quelque sorte, porter témoignage du français, du français romand, et apporter ainsi une touche supplémentaire à l’enseignement. Cette situation et ce rôle ont contribué à ma conscience de moi-même.

Mon frère aurait pu suivre l’enseignement devenu facultatif du français, mais cela n’aurait évidemment eu aucun sens et il a choisi une autre branche complémentaire. De même, au gymnase, nous avons tous deux évité la solution de facilité qui aurait consisté à prendre le français comme première langue étrangère, et avons choisi l’allemand.

Notre père a également essayé de nous donner des notions de la littérature française mais, ici aussi, il lui manquait l’expérience pédagogique. En plus, il se souvenait de son ennui lors des leçons de littérature, française ou autre, et comprenait le nôtre devant l’obligation qui nous était faite d’analyser à l’école Leopardi, Boccace ou Dante. S’il était tenace pour nous enseigner au mieux le programme sur lequel nous nous étions mis d’accord, il répugnait à nous imposer l’étude d’auteurs précis, soit parce qu’il s’agissait d’écrivains qu’il n’aime pas et qu’il ne pouvait pas se décider à les faire subir à d’autres, soit au contraire parce qu’il les aime, mais ne voulait pas imposer ses propres goûts.

Un point important est que notre père a toujours été très vigilant quant à la qualité de notre français et a suivi avec attention le vocabulaire que nous acquérions à l’école. Dès qu’il nous entendait employer un mot nouveau appris en italien, il nous en donnait l’équivalent français, ouvertement, ou en le glissant dans la conversation. S’il s’agissait d’un terme spécifique qu’il ne connaissait pas et dont il pouvait prévoir que nous l’utiliserions d’autres fois, il le cherchait dans le dictionnaire. De même, il nous a signalé nos calques de l’italien, en nous expliquant par exemple que lui nous avait compris, mais que d’autres francophones ne nous comprendraient pas forcément, ou donneraient un autre sens à ce que nous leur disions. Il nous a en outre, de façon répétée, expliqué que le français, comme chaque langue du reste, diffère un peu selon les régions, les personnes, les situations et les générations, en nous donnant des exemples, afin de compenser le faible éventail des sources dont nous disposions en l’occurrence.

À partir du moment où nous avons su lire couramment, et pendant une dizaine d’années, nous avons eu un abonnement à une bibliothèque de Suisse romande qui nous envoyait de gros paquets de livres adaptés à notre âge et répondant aux spécifications que nous donnions nous-mêmes. Nous avons ainsi fait venir des ouvrages pratiques sur des sujets qui nous intéressaient, des romans d’aventure, et des BD.

Notre père a lui-même une très bonne collection de bandes dessinées (que nous avons encore développée à trois), dont nous avons lu et relu nombre de séries. Contrairement à l’image négative que beaucoup en ont, la BD, en tout cas celle de langue française dans des séries comme Achille Talon, développe réellement la connaissance de la langue – surtout quand, comme moi et encore plus mon frère, on lit attentivement les textes, encore et encore, et en arrive à connaître presque par cœur une multitude de dialogues, de gags et de jeux de mots que l’on s’est fait expliquer au besoin.

Le français a ainsi été la langue dans laquelle nous avons le plus lu, même en tenant compte de ce que nous avons lu pour l’école en italien ou en d’autres langues. D’après ce qu’en disent nos parents, nous avons cependant beaucoup moins lu qu’eux ne l’ont fait à notre âge et, en fait, nous les croyons. Tout simplement, nous avons des possibilités de distraction plus nombreuses et plus variées qu’eux n’en ont eues, et nous nous en servons.

Le français est une langue dans laquelle on trouve tous les genres de films que l’on veut, et mon frère et moi avons regardé un nombre incalculable de films en français, ce qui nous a permis de diversifier notre langue et d’adopter des tournures nouvelles. Le temps que j’ai passé à Fribourg a fait le reste, et mon frère trouve aujourd’hui les mêmes possibilités à Lausanne.

Italien

Comme je l’ai déjà mentionné, notre père nous a parlé entre autres en italien tant que nous avons habité en Surselva. Certes, ce n’est pas sa langue maternelle, mais c’est une langue qu’il aime et une langue quotidienne de travail. Il y avait donc pour lui un certain naturel à l’utiliser. Selon son évaluation, un cinquième, voire un quart de ce qu’il nous disait pouvait être en italien. Il était cependant presque l’unique personne à nous parler dans cette langue, même si, vers la fin de la période, il encourageait un voisin italien à nous parler lui aussi en italien plutôt qu’en romanche.

Nous avions également la possibilité de regarder la TSI, la Télévision suisse de langue italienne, et nous avons eu une ou deux cassettes en italien.

Comme on le verra au chapitre suivant, je ne parlais pas vraiment italien en quittant la Surselva, mais je le comprenais autant qu’un enfant de cinq ans peut comprendre une langue, et je me suis mis à le parler dès notre arrivée à Roveredo, en l’améliorant rapidement.

Mon frère par contre est resté un an presque sans parler italien. Il comprenait tout, mais ne répondait pas, ou que très peu – et alors en français. Lorsque nous jouions avec d’autres enfants, il me demandait en français de traduire en italien ce qu’il voulait dire, selon un système qu’il avait déjà utilisé s’agissant du romanche. Puis, lorsqu’il s’est vraiment lancé, il a impressionné par sa facilité dans sa nouvelle langue.

Après notre installation en Mesolcina, nos parents ont fait très attention à ce que l’italien devienne certes pour mon frère et moi une langue pleinement naturelle, et reste pour toute la famille une langue utilisée normalement et volontiers par tous avec le monde extérieur, mais qui n’en devait pas moins rester à la porte de la maison. Tant que cela a été utile ou nécessaire, notre père nous a ainsi encore aidés à développer notre italien en corrigeant des fautes ou des emprunts à d’autres langues, mais il ne nous a plus parlé dans cette langue que lorsqu’il s’agissait de ne pas exclure des personnes de langue italienne avec lesquelles nous nous trouvions.

Au tout début, je lui ai eu demandé la permission de lui raconter en italien des choses par exemple de l’école enfantine, pour lui montrer mes progrès, et il m’a écouté avec attention. Mais plus tard, une fois où je lui disais que l’italien était désormais pour moi une langue naturelle et que j’avais envie de m’en servir avec lui, il m’a expliqué qu’il était content de cette réussite, que cela avait été son but, mais qu’il fallait faire un choix et qu’il s’agissait désormais de saisir toutes les occasions de pratiquer nos autres langues, de crainte que nous ne les développions pas suffisamment. Sauf circonstances exceptionnelles, je ne me suis ainsi finalement jamais «vraiment» servi de l’italien ni avec lui, ni avec notre mère.

Mon frère, par contre, a à plusieurs reprises développé une tendance à parler italien en famille, et notre père m’a à chaque fois demandé mon aide de frère aîné, comprenant mieux la situation et les besoins, pour arrêter cette tendance.

Aujourd’hui encore, notre père nous aide de façon très naturelle en italien lorsque nous lui demandons un soutien qu’il est en mesure de nous fournir. De son côté, il a très tôt valorisé notre compétence en italien en nous consultant lorsqu’il avait un doute ou cherchait une formulation pour son travail, et pensait que nous étions susceptibles de pouvoir lui répondre. Nous lui signalons également des fautes qu’il fait, et essayons aussi d’aider notre mère à améliorer son italien.

L’italien que je parle est évidemment, comme pour mon frère, l’italien de Suisse, alors que celui de notre père, provenant de sources diverses, est plus composite. En Mesolcina, le dialecte, très différent du standard, est encore très répandu. Contrairement à nos deux parents, mon frère et moi avons ainsi appris à le comprendre sans autre, et nous en avons pratiqué une forme un peu mixte entre nous, mais nous ne nous en sommes jamais servis avec des dialectophones.

Romanche

La connaissance que mon frère et moi avons du romanche s’est développée de manière très erratique et notre lien avec cette langue s’en ressent.

En Surselva, le romanche était la langue des voisins, des amis, des gens avec lesquels notre père travaillait. À terme, il serait de toute façon devenu pour nous une langue d’usage courant comme l’italien l’est devenu plus tard. Nos parents ont cependant fait leur possible pour hâter ce processus. Pour notre père, qui habitait déjà depuis des années dans la région de langue sursilvane et qui était très fortement impliqué dans le mouvement romanche, le romanche était devenu une langue quotidienne parfaitement familière, dans laquelle il lui était – et reste – naturel de nous parler. Notre mère a elle aussi très rapidement appris la langue, et la parlait avec notre entourage.

En cinq ans, le romanche est effectivement devenu une langue d’usage normal pour moi. Mon frère, lui, n’a eu que trois ans en Surselva, et il n’a pas eu le temps de développer une pratique aussi active de la langue, mais le romanche était pour lui aussi une des trois langues habituelles.

Après notre déménagement, notre père a donc cherché à maintenir et développer cette base déjà acquise. Pendant environ cinq ans, notre famille a par ailleurs fréquemment passé des fins de semaines à Rumein, un hameau d’une vallée latérale de Surselva, dans une maison gérée par le P. Flurin Maissen, avec lequel notre père travaillait. Nous nous sentions à peu près chez nous dans cette grande maison où notre père avait habité pendant des années avant son mariage. «Il Pader» était une sorte de grand-père, ou d’arrière-grand-père, avec lequel nous étions très familiers. Par exemple, à l’âge de neuf ans, je lui ai expliqué pendant une heure, en romanche bien sûr, que l’on ne répète jamais la même chose de la même façon, et il m’a écouté avec attention et m’a soutenu dans mon discours. Nous rencontrions également nos deux marraines, toutes deux romanches. Nous avions donc souvent l’occasion de parler romanche avec d’autres personnes que notre père et, dans une certaine mesure, d’élargir notre vocabulaire. Cependant, déjà à cette époque, le romanche prenait du retard par rapport à nos autres langues.

Après la mort du P. Flurin, nos visites en Surselva se sont faites rares, la région elle-même est devenue abstraite pour nous. Le retard du romanche s’est accentué, nous ne nous en servions plus qu’exceptionnellement avec notre père – pour lui faire un plaisir particulier ou comme plaisanterie –, et avons également eu de plus en plus de réticences à ce que lui nous parle en romanche.

Pour cela, ou malgré cela, nous avons accepté la proposition de notre père de ne pas nous contenter des contacts épisodiques avec le romanche, et d’affermir la langue en l’étudiant activement, quoiqu’avec beaucoup moins d’intensité que le français, l’objectif principal. Pendant plusieurs années, nous nous sommes ainsi servis avec lui de manuels scolaires que les enfants de notre âge utilisaient en Surselva. Mais nous n’avions pas la même base qu’eux, et les manuels étaient d’une qualité et d’un intérêt très inférieurs au matériel dont nous nous servions en français, ce qui était peu motivant. Même si nous avons pu ainsi entretenir et développer encore un peu notre romanche, la différence de niveau avec nos autres langues principales n’a pas cessé de grandir.

Plusieurs autres éléments ont également joué contre le romanche. Notre père lui-même a commis l’erreur de trop souligner, dans l’idée de nous inciter à le combler, le retard pris dans une langue qui nous était autrefois parfaitement familière. Il aurait dû au contraire mettre en relief (il l’a fait plus tard) ce que nous avions en romanche malgré que ce ne soit pas notre langue tout à fait au même titre que le polonais ou le français. Par ailleurs, tout en s’exprimant très naturellement en romanche, il parle la langue de façon beaucoup plus latine que le commun des Romanches qui, eux, utilisent de nombreux mots alémaniques, et encore plus de calques directs de l’allemand.

La différence est également sensible entre ce que les manuels dont nous nous sommes servis enseignent, et la langue abâtardie que les jeunes parlent. À la fin de l’école secondaire, un enseignant de Surselva nous a demandé, à mon frère et à moi, de nous mettre à disposition pour correspondre par courriel avec certains de ses élèves de notre âge afin de leur permettre de découvrir en romanche une autre région linguistique que la leur. L’expérience a été désastreuse pour mon lien avec le romanche, car j’ai découvert que, sans école romanche, avec seulement la base réduite que les leçons faites avec notre père m’avaient apportée, j’écrivais un romanche souvent plus correct et en tout cas plus soigné que mes correspondants.

Mon frère et moi avons aussi pris conscience du rapport un peu ambigu de notre père avec le monde romanche: il a un amour pour la langue, et surtout une indignation profonde pour la discrimination qu’elle subit, mais, vis-à-vis des Romanches, il balance entre compréhension pour leur situation et exaspération devant leur résignation. Tout en continuant à avoir des contacts avec des Romanches, et notamment avec nos marraines, mon frère et moi avons commencé à ressentir une exaspération semblable, mais qui, chez nous, est beaucoup moins compensée par la tolérance et la compréhension, et qui nuit elle aussi à notre lien avec la langue romanche.

Notre romanche ne s’en est pas moins encore développé sous un angle particulier. Pendant longtemps, il avait été essentiellement le sursilvan, même si ma marraine est surmirane, et même si notre père nous avait souvent incité à regarder avec lui les quelques minutes de nouvelles quotidiennes ou la demi-heure dominicale que la SSR, la télévision suisse, concède au romanche à la place d’une chaîne propre comme pour les autres langues nationales. Étant donné qu’il s’agit de nouvelles locales et régionales, on y entend tous les idiomes. Au début, ce n’était pas facile, et notre père nous aidait en nous rendant attentifs à quelques différences caractéristiques.

Deux éléments spécifiques nous ont permis de nous familiariser beaucoup plus avec les autres idiomes romanches. Notre père recevait des reportages télévisés romanches à traduire pour la TSI, qui les reprenait avec des sous-titres en italien. Lorsqu’il a commencé à perdre l’ouïe, il s’est avéré que nous pouvions l’aider à identifier ce qui se disait dans les vidéos, en écoutant encore et encore les passages où le bruit de fond ou le brouhaha du public gênaient la compréhension. Nous nous sommes ainsi formé l’oreille aux autres idiomes, et j’ai pu constater plus tard avec beaucoup de satisfaction que, contrairement à bien des Romanches, je n’ai pas de difficulté à discuter avec des Romanches d’autres idiomes et habitués eux-mêmes à des interlocuteurs sursilvans. Mon frère et moi nous sommes par ailleurs familiarisés avec l’écriture des autres idiomes grâce à une collaboration spécifique qui s’est développée avec notre père: d’une manière générale, nous lui lisons à haute voix les textes qu’il vient de traduire pour lui en permettre un dernier contrôle – et le romanche, sous toutes ses formes, est l’une des langues qu’il traduit.

Allemand

Notre famille a toujours beaucoup regardé la télévision en allemand (jamais en alémanique). De ce point de vue limité, l’allemand a donc toujours été une langue familière pour mon frère et moi. À partir de notre installation en Mesolcina, notre père nous a parfois, de son propre chef ou à notre demande, expliqué comment on dit ceci ou cela en allemand. Pendant longtemps, il nous a assuré une traduction simultanée des films allemands que nous regardions en famille, ce qui nous a permis de développer une compréhension passive de la langue. Par contre, même si nous le pourrions, ni nos parents ni nous n’avons jamais essayé de parler réellement allemand en famille. Nous nous en servons exclusivement comme objet d’étude, instrument de travail, et dans nos relations avec des personnes de langue allemande.

Le tournant décisif s’est produit au moment où j’ai commencé l’étude active de l’allemand comme première langue étrangère, en 4e primaire. Pour autant que je m’en souvienne, j’avais envie d’aller plus vite et plus loin que ce que l’école me donnait. Notre père a donc commencé à m’assurer un enseignement de l’allemand, non pas complémentaire à celui que je recevais à l’école, mais totalement indépendant de lui, en se servant du matériel scolaire en usage dans les classes de mon âge des écoles romandes.

Je pense que c’est plutôt à l’initiative de mon frère que notre père a commencé à lui apprendre l’allemand à lui aussi. Comme j’avais quant à moi pris une certaine avance, il a commencé par se servir avec lui d’un cahier polonais de type ludique destiné aux jeunes débutants de Pologne. Quand, le cahier terminé, notre père a vu que mon frère tenait bon, il s’est servi du même matériel qu’il avait déjà utilisé avec moi. Au bout d’un certain temps, nous avons ensuite pu étudier ensemble, même si, bénéficiant par ailleurs de l’enseignement scolaire, j’avais plus de facilité et notre père devait accorder plus d’attention et de soutien à mon frère qu’à moi. Par contre, à partir du moment où mon frère a commencé l’étude de l’allemand à l’école, il s’est trouvé dans une situation un peu comparable à celle que j’ai connue ensuite avec le français: les cours scolaires n’étaient qu’une faible répétition de ce qu’il savait déjà.

Grâce au double enseignement dont nous bénéficiions, nous avions d’ailleurs à l’école secondaire, puis au gymnase, un niveau tellement supérieur à la moyenne de la classe que nous nous sommes trouvés, chacun de son côté, classés par nos enseignants d’allemand dans la catégorie «Muttersprachler», avec des camarades dont au moins un des parents était alémanique. La caractéristique de cette catégorie était qu’on lui demandait plutôt davantage, et qu’on était tendanciellement plus sévère. Malgré cela, nous avons, aussi bien mon frère que moi, obtenu la note maximum pour l’allemand dans notre certificat de maturité.

Notre père a cessé son enseignement systématique de l’allemand en même temps que les autres cours qu’il nous donnait, mais a continué à nous soutenir à la demande jusqu’à la maturité. Mon frère surtout a beaucoup fait usage de cette possibilité, pour des révisions de certains thèmes, des exercices, des travaux de rédaction en allemand.

Un autre exercice qui a renforcé notre familiarité avec l’allemand a été la collaboration avec notre père telle que je l’ai mentionnée à propos du romanche. Lire régulièrement pendant des années à haute voix des textes allemands de tous genres a certainement contribué de manière non négligeable à améliorer certains aspects de notre maîtrise de la langue. Certes, nous n’avons pas besoin de comprendre absolument tout ce que nous lisons, et nous avons appris à lire des textes ennuyeux sans nous occuper de leur contenu. Mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une lecture sérieuse, précise, où nous devons reconnaître et marquer les périodes, identifier instantanément la structure et la fonction des mots, avoir le réflexe automatique de prévoir la particule séparable, etc. Notre père nous est extrêmement reconnaissant de cette aide, et en apprécie la qualité.

Nous regardons également beaucoup de films en allemand, même si mon frère, à l’inverse de moi, a parfois un peu de réticence.

Nous n’avons pas énormément d’occasions de parler allemand, et cela a été un handicap, surtout pour mon frère. Pour ma part, en effet, j’ai eu plusieurs fois la chance de faire des séjours d’une certaine durée dans la famille de mon parrain, et cela m’a beaucoup aidé. Cette année, pour la première fois, nous avons fait ensemble un tel séjour, et mon frère a pu vérifier à quel point cela est utile.

Portugais

Vers l’âge de dix ans, influencé par ce que l’on disait à l’époque de l’équipe nationale de football du Portugal, mon frère a demandé à notre père de lui enseigner le portugais. Cela n’a pas été un feu de paille, loin de là. À ses propres yeux, notre père ne pouvait pas refuser, ni discuter le choix de la langue, mais cela l’a placé dans une situation difficile car, même s’il aime le portugais, celui-ci n’est pas parmi ses meilleures langues. Il aurait été beaucoup plus à l’aise en castillan. De plus, il se rendait compte du peu d’occasions qu’il y aurait pour pratiquer les connaissances acquises – lui-même en faisait déjà l’expérience.

Une question lancinante a par ailleurs toujours été celle du matériel. Pour la prononciation, on peut se servir de cassettes pour adultes, mais on ne peut pas se servir d’un cours de langue étrangère pour adulte avec un enfant de dix ou onze ans. Notre père n’a jamais trouvé de matériel de portugais langue étrangère pour enfants. Nous nous sommes donc servis de cahiers destinés aux enfants des écoles du Portugal. Je dis à partir d’ici «nous» parce que, au bout de quelques mois, je me suis intégré toujours plus dans les séances d’apprentissage du portugais, et ai fini par étudier au même titre que mon frère.

Notre père nous a clairement expliqué la situation, soulignant que, dans le cas du portugais, il apprenait dans une certaine mesure en même temps que nous, surtout s’agissant de textes pour jeunes lusophones. Il y avait un côté intéressant à penser que, pour cette branche, nous étions en partie du même côté de la barrière que notre père. Au total, cependant, cette étude a été ingrate. Nous assimilions certes le contenu des leçons, mais il nous manquait tout le contexte général, et surtout la possibilité de pratiquer la langue de manière naturelle. Un jour, lors d’un long voyage en train, mon père et mon frère ont rencontré des Brésiliennes d’un certain âge. Mon père a engagé la conversation, mais il n’a pas réussi à y entraîner mon frère, méfiant vis-à-vis d’adultes inconnues, et dérouté par l’accent différent.

Au bout de quelques années, notre père a eu l’idée de demander à l’ambassade du Portugal s’il existait un enseignement pour les enfants d’immigrés portugais en Suisse italienne, et il a obtenu que nous puissions essayer de participer aux cours organisés à Bellinzone. L’expérience a été négative. Les enfants portugais, s’ils comprenaient l’enseignant mieux que nous – mais nous ne le comprenions pas mal –, parlaient italien entre eux. Et surtout, il s’est avéré que, s’ils avaient malgré tout une pratique du portugais que nous n’avions absolument pas, nous savions plutôt mieux qu’eux l’orthographe et certains points de grammaire, et travaillions aussi mieux. Comme en plus l’horaire et la nécessité d’aller à Bellinzone nous convenaient mal, nous avons abandonné cet essai et continué vaille que vaille avec notre père, jusqu’au moment où celui-ci a cessé ses cours.

Castillan

À Zignau et pendant longtemps à Roveredo, notre père s’est assez systématiquement adressé à nous en castillan dans quelques genres de situation très ciblés, volontairement toujours les mêmes: manger, faim, dormir, promenade. Son but n’était pas de nous apprendre la langue, mais de nous faire prendre conscience d’elle, de nous en faire connaître la mélodie et la prononciation, et de créer ainsi un petit point d’appui utile pour le cas où nous déciderions plus tard de l’étudier.

Il a également tenté quelques expériences pour nous illustrer combien, avec nos langues latines et les quelques rudiments que nous avions acquis, nous comprenions déjà le castillan. Je me souviens que, avec peu d’aide de sa part, nous avons ainsi, lors d’une promenade, lu et compris la Canción desesperada de Neruda.

À l’adolescence, nous avons finalement commencé à étudier un peu de castillan avec du matériel français du même genre que pour l’allemand. Nous l’avons fait parallèlement à l’étude du portugais, que nous poursuivions, en comparant les deux langues. Mais cette étude, entreprise tard, n’a pas été très loin. L’été de mes dix-huit ans, je n’en ai pas moins été en mesure de remplacer notre père pour représenter une fondation romanche à un vaste congrès académico-politique qui se tenait en Aragon; en plus d’y discuter en français, italien, allemand et castillan avec des participants beaucoup plus âgés et d’une toute autre position que moi, j’y ai également pris la parole pour lire un texte en castillan et en romanche.

Mon frère quant à lui a choisi le castillan comme troisième langue étrangère (par rapport à l’italien langue d’enseignement) au gymnase, et a fait ainsi quatre ans d’étude poussée de cette langue.

Anglais

Non, notre père ne nous a pas enseigné l’anglais. Nous avons au contraire su très tôt qu’il souhaite que cette langue ne gagne pas encore plus de place qu’elle n’en a déjà, et ne serve pas d’oreiller de paresse pour éviter d’apprendre toute autre langue. Notre père considérait que, d’une façon ou d’une autre, nous apprendrions suffisamment l’anglais sans son intervention. Tout au plus nous a-t-il introduit un peu la langue, toujours sur la base de matériel scolaire français, juste avant que nous n’en commencions l’étude comme troisième langue étrangère à l’école.

Mon frère a eu au total sept ans d’anglais, contre quatre pour moi puisque je n’en ai commencé l’étude qu’au gymnase, donc à l’âge de seize ans. Dans les études de sciences économiques que j’entreprends à présent à Lugano, l’anglais tient une certaine place et des cours seront même donnés dans cette langue.

Autres langues

Comme pour le castillan, mais dans une mesure encore beaucoup plus limitée, notre père fait usage de certaines phrases ou formules choisies en gaélique irlandais (qu’il a étudié, mais n’a plus l’occasion de pratiquer), et de mots ou expressions en malais (qu’il a un peu appris au travail dans sa jeunesse) et en arabe égyptien (dont il n’a glané que quelques phrases). Son but a été uniquement de nous faire prendre conscience de ce qu’il existe une multitude de langues, et de nous donner des exemples précis qui en illustrent quelques-unes, le point particulier étant qu’il ne s’est pas contenté de citer une fois quelque chose en nous le laissant oublier ensuite.

Le choix du gaélique a été en partie arbitraire, par sympathie pour cette langue peu connue, mais notre père s’est tout de même inspiré de l’exemple de sa logeuse à Baile Átha Cliath – autrement dit à Dublin – qui, ne parlant par ailleurs qu’anglais à ses enfants, ne leur disait jamais «Shut the door please», mais toujours «Dhún an doras le do thoil». Il y a ainsi quelques phrases comme celle-là dont nous savons que c’est du gaélique et que nous comprenons. Nous savons aussi remercier, saluer ou souhaiter la bonne nuit en gaélique. Je sais en outre que la prononciation courante du nom indigène de la capitale de l’Irlande est à peu près «blâ-k’lia» – j’ai pu discrètement corriger mon enseignant à ce sujet lorsque nous sommes allés en voyage de classe en Irlande. Sans insister, comme curiosité, notre père nous a également donné à différentes reprises quelques explications quant à la construction et au système orthographiques très particuliers du gaélique.

Pour l’arabe et le malais, le choix à première vue étrange s’explique par des relations que nous avons avec des personnes parlant ces langues. Ici aussi, mon frère et moi serions en principe capables de saluer, remercier ou souhaiter bon appétit, à ceci près que nous ne sommes pas nécessairement très sûrs si «lâfouanne» est «de rien» en arabe ou en malais.

Prononciation

Nos langues de base nous ont permis d’apprendre à prononcer correctement un très grand nombre de sons. Les nasales du polonais (plus que celles du français) sont utiles pour le portugais. Grâce au romanche, nous savons prononcer plus de chuintantes et de sifflantes que les Polonais eux-mêmes, pourtant spécialistes en la matière. Le z du castillan (avec le ð et le þ de l’islandais que notre père nous a appris à prononcer) sert pour l’anglais. Alors que notre mère, comme la plupart des Polonais, ne parvient pas à prononcer correctement le u français ou le ö allemand, nous rendons clairement toutes les voyelles de nos langues, y compris, en français, la différence essentielle entre «l’ami aimé» et «l’amie aimée» ou entre «je pourrai» et «je pourrais», que bien des «Francés» sont apparemment incapables de distinguer. Depuis des années, nous tentons également, sans grand succès, d’aider notre père à une prononciation correcte du y polonais. Par contre, le système vocalique anglais est largement étranger à notre éventail, et nous avons dû constater qu’il ne faut pas compter sur l’école pour nous l’enseigner correctement.

Le r est un cas particulier. Pendant très longtemps, j’ai été – comme notre père d’ailleurs – incapable de produire autre chose que le r grasseyé du français. Notre père tentait de me tranquilliser en me répétant qu’une minorité d’italophones de naissance, en Suisse comme en Italie, ont eux aussi le r grasseyé – ainsi une présentatrice connue de la TSI. Mais mon r grasseyé me dérangeait en italien. Ce n’est que depuis quelques années que je parviens à rouler correctement les r. Je me sers ainsi du r grasseyé en français, du r roulé en polonais, italien, romanche et allemand, et je peux sans autre grasseyer le r d’un nom français au milieu d’un texte italien où je roule les r – ou faire l’inverse. Mon frère quant à lui maîtrise moins bien le r roulé – mais ne s’en émeut pas.

4 Illustrations

Quelques indications et anecdotes, pour la plupart telles que nos parents nous les ont racontées plus tard, peuvent servir d’illustration un peu à la manière d’éléments d’une mosaïque.

Mon frère et moi avons commencé à «parler» légèrement plus tard que d’autres enfants, mais à un âge encore dans la norme. Mon premier mot reconnaissable a été «krrem», avec un r longuement grasseyé, un mot qui, le r mis à part, peut être aussi bien polonais que français. Pendant un certain temps, aussi bien mon frère que moi avons utilisé des mots isolés, souvent déformés, tirés de l’une ou l’autre des langues que nous entendions. Un objet avait en général un seul nom. Quand nous avons commencé à composer des phrases, nous mêlions encore les langues de telle sorte que seuls nos parents parvenaient à nous comprendre. Pour parler de moi-même, j’ai ainsi dit pendant longtemps «toi», même dans des phrases par ailleurs polonaises. Mais nous avons assez rapidement commencé à différencier nos expressions suivant l’interlocuteur. Vers trois ans, nous parlions essentiellement polonais avec notre mère, essentiellement français avec nos grands-parents suisses, même si les mots et la syntaxe restaient encore difficilement compréhensibles.

À âge égal, selon les notes prises à l’époque et qui permettent la comparaison, mon frère et moi avons cependant eu pendant les cinq à six premières années de notre vie une attitude un peu différente vis-à-vis de la diversité des langues. J’ai distingué plus tôt et de manière plus systématique que mon frère les langues que je parlais. Je donnais l’impression de mieux comprendre et mieux accepter la multiplicité des langues et des interlocuteurs, de faire plus d’efforts pour chercher un mot dans la langue qui convenait. Mon frère avait tendance à rechercher un peu la facilité, ou s’abstenait de s’exprimer.

À Zignau, nous étions en tout et pour tout trois enfants. Alors qu’à trois ans je jouais en romanche (dans la mesure où l’on joue alors dans une langue) avec notre voisin de mon âge, mon frère, arrivé au même âge, me laissait encore tout le soin de la conversation, me demandant éventuellement, dans un mélange que je comprenais, de dire pour lui ce qu’il voulait faire savoir.

La même chose s’est reproduite au début à Roveredo avec l’italien. Quand nous jouions avec les voisins, il comptait fortement sur moi, et, à l’«asilo nido», il ne disait pas un mot de tout l’après-midi.

À l’inverse, quand il adoptait une nouvelle langue active, il fallait faire attention à ce qu’il ne néglige pas les précédentes. Ainsi notre mère a-t-elle dû à plusieurs reprises faire beaucoup d’efforts pour qu’il ne cesse pas de lui parler en polonais (alors que je n’ai paraît-il eu qu’une seule – et brève – période semblable, tout au début de ma vie).

Au total cependant, grâce à la vigilance et à l’aide de nos parents, les choses se sont décantées, les structures se sont mises en place. À cinq ans, en tout cas, j’ai fait une excursion avec mes grands-parents suisses et mon grand-père polonais, et la communication entre eux reposait exclusivement sur mes capacités de traducteur. Je suis parvenu à l’assurer pour les choses de mon âge (mais ma grand-mère a ensuite reproché à mon père que je n’avais pas traduit les explications qu’elle voulait donner à mon grand-père polonais quant au style gothique d’une église …).

Quand nous voyions une personne pour la première fois, nous attendions un moment pour identifier son appartenance linguistique et, une fois celle-ci déterminée, nous nous y tenions. Dans un cas cependant, nous avions attribué l’étiquette romanche à un visiteur fréquent, par ailleurs germanophone, parce qu’il parlait romanche avec nos deux parents ensemble; mais ce contact parle aussi polonais, et quand nous l’avons découvert parce que, un jour où notre père était absent, notre mère l’avait salué en polonais, nous n’avons pendant longtemps plus parlé que polonais avec lui (aujourd’hui, c’est la situation qui détermine la langue dans laquelle je parlerai avec lui: romanche si nous sommes avec des Romanches, polonais s’il est avec son épouse polonaise).

Un exemple isolé n’en est pas moins caractéristique. Un ami ladin dolomitique est venu chez nous quand j’avais environ quatre ans. Je l’avais déjà vu plus de deux ans auparavant, mais je ne pouvais pas m’en souvenir. Par commodité, la communication avec lui se fait en allemand ou en italien. Il savait que je ne parlais pas allemand, et que notre père me parlait en partie en italien. Ne pratiquant pas suffisamment le romanche, il s’est adressé à moi en italien. À ce qu’il paraît, je l’ai longuement dévisagé, réfléchissant comment lui répondre. Je ne parlais pas italien, ou pas assez pour lui répondre. Arrivé apparemment à la conclusion que c’était là la langue la plus proche de celle que le visiteur utilisait, je lui ai répondu en romanche.

Je viens d’écrire que, en Surselva, je ne parlais pas italien. J’employais cependant des mots italiens. Un des premiers objets que j’aie désignés nommément a été la lune, et je l’ai appelée «luna», pas «lune», ni «glina», et encore moins «księżyc». J’ai également créé un jeu qui consistait à «parler italien» en ajoutant les terminaisons -o ou -a à des mots français ou romanches. Et quand j’ai su que, quelques jours plus tard, nous allions partir habiter «là où on parle italien», j’ai passé de longs moments à jouer avec qui voulait bien au «magasin italien»: j’étais le vendeur, et je proposais mes marchandises en m’efforçant de donner une apparence italienne à ce que je disais. Mon frère était avec moi et disait «Sì, sì».

Nous étions très conscients de la langue que chacun devait utiliser vis-à-vis de nous, ou en tout cas je l’étais. Seul notre père avait le droit de s’adresser à moi en des langues différentes. Je n’avais pas encore trois ans quand mes grands-parents suisses, en visite chez nous, nous ont emmenés, mon père, mon grand-père polonais et moi, en excursion à Chiavenna. Ce devait être mon premier contact avec l’aire italophone. Dans la voiture, mon père m’y a préparé en m’expliquant en italien que, là-bas, tout le monde parle italien. Ma grand-mère a alors voulu me parler elle aussi en italien. Je l’ai arrêtée d’un «Na! Tita parle!» catégorique, signifiant que mon père seul avait le droit de parler italien avec moi.

Dans ma petite enfance, je parlais alternativement français et romanche avec mon père. Nous jouions à changer de langue. Mon père a conservé une certaine nostalgie de cette époque révolue.

Nous avons également assimilé rapidement que les langues ont des territoires.

Mon frère n’avait pas huit ans quand il a participé au championnat grison de judo à Mustér, en Surselva romanche, comme membre du club de Roveredo. Pour comprendre l’anecdote qui suit, il faut se souvenir, premièrement, que les Alémaniques sont habitués à traiter les Romanches comme s’ils étaient des Alémaniques, c’est-à-dire qu’ils attendent d’eux qu’ils leur parlent dans leur dialecte alémanique; et, deuxièmement, que les vallées italophones n’ont qu’un poids démographique négligeable dans le canton.

Pendant les combats, nous avons vu de la tribune que l’arbitre a plusieurs fois fait des remarques à mon frère, et que celui-ci lui répondait tranquillement quelque chose en levant la tête vers lui. L’arbitre s’est énervé, et a fini par mal se comporter lors d’un autre combat auquel participait un camarade de Roveredo, ce qui a causé un petit scandale. Quand nous avons demandé ensuite à mon frère ce qui s’était passé, il a expliqué que le Monsieur lui avait parlé plusieurs fois dans une langue qu’il ne comprenait pas, et que, puisqu’on était à Mustér, il lui avait à chaque fois répondu en romanche «Jeu capeschel buc tei» (Je ne te comprends pas). À ce qui nous a été expliqué par la suite, l’arbitre, zurichois, ignorait que tous les enfants des Grisons ne parlent pas alémanique, et s’était laissé déstabiliser par un enfant qui lui répondait crânement dans une langue que lui, l’arbitre, ne comprenait pas.

Surtout dans notre enfance, notre plurilinguisme a parfois attiré l’attention. Nos parents n’ont pas recherché la publicité, mais – à chaque fois dans la mesure où mon frère et moi étions d’accord – ils ont accepté quelques occasions qui se sont présentées de faire passer un message:

Le plurilinguisme précoce est fréquent et naturel dans notre société marquée par la mobilité et le mélange; il n’est pas une charge pour l’enfant, et lui apporte au contraire une richesse particulière pour la vie. Mais il lui faut des conditions de base pour se maintenir et se développer. Or, la société ne fait pas ce qu’il faut en la matière. Le système scolaire tel qu’il est conçu tend même à détruire les plurilinguismes qui existent – avant d’essayer d’introduire des langues étrangères de manière non naturelle et très inefficace.

Un grand article avec photos à l’appui est paru en français et en allemand dans deux des principaux titres de la presse suisse, donnant justement en substance ce message.

Ma marraine journaliste à la radio romanche a construit une émission sur le plurilinguisme en me faisant intervenir comme enfant quadrilingue de neuf ans et en me faisant passer devant le micro une sorte de petit examen de traduction du romanche en français, polonais et italien.

Indépendamment l’un de l’autre, un journaliste romanche et un journaliste alémanique, venus pour illustrer les travaux de notre père à l’intention de leurs télévisions respectives, ont demandé à ajouter un volet en nous filmant mon frère et moi dans notre élément.

Les réactions admiratives de certaines personnes et ces quelques exemples d’intérêt de la presse nous ont donné une certaine fierté, bien sûr, mais nous ont en même temps étonné, et parfois aussi un peu embarrassés, voire ennuyés. De fait, notre plurilinguisme était et est pour nous naturel. Nous en sommes conscients, et en tirons satisfaction, mais pas de vanité. La meilleure illustration en est peut-être l’attitude de mon frère à douze ans à peine devant une équipe de la TSI, la Télévision suisse de langue italienne, venue à Rumein couvrir la présentation du dictionnaire romanche-français de notre père. Ayant appris par ses collègues romanches que mon frère, présent à la cérémonie, parlait déjà plusieurs langues, la journaliste a demandé à l’interviewer. Mon frère a accepté avec calme, et on a pu le voir le soir aux nouvelles réfléchir à la question «Tu parli... quante lingue?», compter mentalement, et répondre avec sérieux, sans aucune forfanterie, en se trompant même en sa défaveur dans le nombre de ses langues: «Beh, in minimo cinque. Certe cose, certe paroline in altre lingue le so, però se no, cinque, diciamo.» Puis il a encore répondu qu’il apprenait le portugais, et, aussitôt libéré, a à peu près cessé de penser à cet interview.

5 Résultat

5.a État des connaissances

Polonais

Pour ce qui est du niveau passif, je pense que je comprends le polonais courant pratiquement aussi bien qu’un Polonais habitant en Pologne.

En ce qui concerne l’expression orale, je n’ai pas de difficultés pour la langue courante. Par contre, dès qu’on entre dans un domaine précis, je sens les différents manques que j’ai dans ma langue maternelle. Comme je n’ai pas pu approfondir suffisamment mon vocabulaire, et n’ai guère le temps, dans une discussion, de chercher un mot dans un dictionnaire, je suis bien souvent obligé, parlant avec notre mère, d’insérer des mots étrangers, en les déclinant éventuellement à la polonaise, pour lui expliquer par exemple ce que j’ai appris à l’école – ou, aujourd’hui, à l’université. Il faut toutefois remarquer que même notre mère n’a bien souvent aucune idée de comment dire telle ou telle chose en polonais (ce qui s’explique certainement en partie par le manque de pratique de la langue dont, à un certain niveau, elle souffre elle-même). En général, je peux dire que je fais plus d’efforts que mon frère pour chercher le mot polonais exact, ou bien un mot similaire. Paradoxalement, c’est parfois notre père qui nous souffle un mot polonais – mais il s’adresse au moins aussi souvent à nous pour nous demander l’équivalent polonais d’un mot français.

Au niveau de l’écrit, les leçons faites avec notre mère, même quotidiennement pendant des années, ne m’ont pas permis d’arriver à une maîtrise parfaite du polonais (en fait, à bien y regarder, cela vaut à des degrés divers pour chacune de mes langues, mais ce qui compte est d’avoir un bon niveau dans le plus grand nombre possible de langues). Malgré tout, même si je fais des fautes d’orthographe ou de grammaire, je réussis assez régulièrement à prouver à mes parents que j’ai (plus que) de bonnes connaissances du polonais écrit.

Un bon exemple de l’«effort» que je fais pour communiquer en polonais avec notre mère est celui des textos. Quand je dois écrire un message à notre mère, j’emploie le polonais (notre mère ne se sert elle aussi que du polonais avec mon frère et moi – notre père n’a pas de téléphone mobile). Mon frère, lui, emploie l’italien dans ses messages à notre mère. L’excuse qu’il donne est qu’il utilise la langue automatique italienne. Personnellement, je le réprouve fortement et je trouve que c’est une erreur de sa part, parce que les occasions de parler et surtout d’écrire le polonais (à part les quelques discussions qu’il a sur internet) sont rares.

Soit dit en passant, j’ai également remarqué combien souvent et facilement mon frère a recours à des mots «polonisés» ou carrément inventés (par exemple «z-inwentować»). Mais la faute, ici, n’est pas seulement la sienne. Je trouve en effet que notre mère, pour sa part, se limite trop à seulement écouter sans corriger, sans glisser le mot manquant, sans faire, en fin de compte, l’effort que l’on pourrait exiger d’elle au nom d’un devoir moral.

Au niveau de la lecture, je constate que j’ai de grandes difficultés à lire rapidement. La raison première en est tout simplement que je lis très peu en polonais, ce qui à son tour s’explique par le fait que, d’une manière générale, je ne lis pas volontiers, entre autres parce que l’université prend trop de place pour que je me mette encore à lire d’autres livres que ceux qu’il me faut pour mes études: je préfère m’occuper autrement pendant le peu de temps libre qui me reste.

Français

Le français est sans aucun doute, avec l’italien, la langue que j’ai le plus et le mieux développée. Je comprends sans autre absolument tout ce qui concerne les thèmes un tant soit peu habituels. Au début de mes études en Suisse romande, j’ai eu un léger sentiment d’étrangeté à suivre des cours en français mais, fondamentalement, j’étais au niveau des étudiants ayant derrière eux treize ou quinze ans d’école française. Je découvre bien sûr régulièrement des mots nouveaux, mais il en va de même en italien – dans les domaines qui n’ont pas été couverts par l’école, mon vocabulaire passif est même plutôt plus étendu en français.

Je m’exprime sans aucune difficulté, en ce sens que je ne dois pas réfléchir avant de parler. Paradoxalement, sachant que, après quinze ans de scolarité italienne, j’ai parfois une influence ponctuelle de l’italien sur mon français, il m’arrive d’hésiter à employer une expression par crainte que ce soit un italianisme. Ainsi, parlant récemment avec mon père, j’ai cité l’allemand «auf Messers Schneide» par crainte que «sur le fil du rasoir» ne soit un calque de l’italien «sul filo del rasoio». Je sais maintenant que l’expression est (aussi) parfaitement française.

En ce qui concerne la lecture, grâce au fait que, comme mon frère, j’ai pas mal lu (ou été d’une certaine manière obligé à le faire) dans mon enfance et mon adolescence, je lis assez rapidement et sans difficulté.

Pour ce qui est de l’écriture, je n’ai pas non plus de grandes difficultés en ce qui concerne la langue elle-même, c’est-à-dire l’orthographe ou la grammaire. D’après les comparaisons que j’ai pu faire, j’ai même plus de sûreté que la majorité des jeunes francophones de mon âge. Là où je ressens un manque et sais avoir de la peine, c’est en matière de style. Je traîne là un véritable boulet (le présent témoignage, révisé par la personne que l’on peut imaginer, n’est pas représentatif de ma production habituelle). Une raison de ce manque est certainement que je n’ai de loin pas lu autant de livres que mes parents. Mais une deuxième raison est, simplement et malheureusement, le fait que l’école, que ce soit l’école primaire ou secondaire et même le gymnase, n’a pas vraiment soigné l’enseignement du style et de la rédaction.

Cette situation générale est également celle de mon frère, qui vient de commencer, de façon tout à fait normale du point de vue linguistique, des études de biologie à l’Université de Lausanne.

Italien

Comme l’italien est la langue dans laquelle j’ai fait toute ma scolarité jusqu’à la maturité, je n’ai de difficulté à aucun des niveaux de connaissance de la langue, sauf bien sûr en ce qui concerne le style et la capacité rédactionnelle. Mon frère est dans la même situation que moi.

De façon caractéristique, nous pouvons tous deux aider notre père dans ses travaux en italien pour lui donner des tournures courantes ou pour dissiper des doutes, par exemple quant à l’emploi du subjonctif; mais, tous deux, nous avons à maintes reprises eu recours à son aide d’italianisant pour rédiger des travaux scolaires en italien – un paradoxe qui suffit à illustrer les lacunes de l’école dans ce domaine.

Dialecte mesolcinais

Mon frère et moi avons appris à comprendre le dialecte de la Basse-Mesolcina et, sur cette base, nous comprenons également les dialectes de la plus grande partie de la Suisse italienne. Fût-ce sous une forme influencée par le standard, nous serions également en mesure de le parler couramment avec les locuteurs d’ici, voire des régions avoisinantes du Tessin, mais la barrière psychologique nous a toujours empêchés de le faire.

Romanche

Je suis fier de pouvoir affirmer me débrouiller plutôt assez bien en romanche si l’on tient compte du peu d’occasions que j’ai de pratiquer cette langue, et mon père est souvent surpris en bien de mes connaissances.

Comme je l’ai mentionné ci-dessus, je comprends non seulement mon idiome sursilvan, mais également les autres formes de la langue. J’ai récemment été très étonné – et bien sûr fier – de constater que je suis capable de lire et traduire en sursilvan une transcription du dialecte, extrêmement particulier, de Bravuogn.

À l’oral, je m’entretiens avec facilité avec les Romanches de tous les idiomes, même si je dois souvent chercher un mot. Et si je fais des fautes de grammaire, je sais que ma prononciation montre que je suis (aussi) «de langue romanche», et je parle un romanche moins germanisé que celui de la majorité des Romanches.

C’est à l’écrit que j’aurai le plus de problèmes; mais, ici aussi, j’ai constaté que j’orthographie plutôt mieux le romanche (sursilvan) que bien des Sursilvans de mon âge.

Dans l’ensemble, le tableau vaut aussi pour mon frère, à ceci près qu’il a encore moins de pratique active que moi, et qu’il a, peut-être, moins d’intérêt et de sentiment que moi pour cette langue – mais l’indifférence qu’il affiche parfois pourrait aussi être de façade.

Allemand

Au niveau de la compréhension, je me tiens au courant en regardant des chaînes d’Allemagne pendant la plus grande partie du temps que je passe devant la télévision. Les différents séjours que j’ai faits dans la famille de mon parrain à Berlin m’ont également beaucoup aidé pour l’oral et notamment pour la mélodie de la langue. Je me suis sensiblement amélioré en lecture ces derniers temps parce que j’ai fait un effort pour lire quelques classiques, tous en allemand (Thomas Mann, Hans Albrecht Moser).

C’est à l’écrit que je rencontre le plus de difficultés, parce que, depuis ma sortie du gymnase, les occasions d’écrire l’allemand sont plutôt rares.

Pour différentes raisons, en premier lieu parce qu’il n’a fait que tout récemment un premier séjour linguistique dans un milieu germanophone, mais aussi parce qu’il a étudié de manière différente, moins indépendante que moi, mon frère, s’il connaît très bien la grammaire allemande, et comprend la langue à peu près aussi bien que moi, n’a pas développé son vocabulaire actif autant que moi.

Portugais

Je n’ai presque plus pratiqué le portugais depuis cinq ans. Malgré cela, j’en conserve une compréhension passive non négligeable à l’écrit comme à l’oral, bien supérieure en tout cas à ce qu’apporte la connaissance approfondie de deux autres langues latines. En ce qui concerne ma capacité à m’exprimer, elle est ou serait extrêmement réduite, mais elle se développerait notablement au cours d’une seule discussion.

La situation est comparable pour mon frère, qui aurait cependant à la fois l’avantage et le handicap de ses quatre ans de castillan au gymnase.

Castillan

Mes capacités en castillan sont assez comparables à celles que j’ai en portugais, la différence étant, d’une part, que ma base structurée est beaucoup plus réduite qu’en portugais, ce qui me freine, mais d’autre part, que le castillan déroute moins que le portugais et, surtout, est plus présent dans le monde. Par ailleurs, le fait que notre père nous parle un peu dans cette langue (alors qu’il est très rare qu’il le fasse en portugais) a sans doute un certain effet.

Ici, mon frère est dans une toute autre situation, puisqu’il a eu quatre ans d’étude du castillan au gymnase et que, contrairement à moi, il a lu plusieurs livres entiers dans cette langue. Il est réellement capable de s’exprimer couramment en castillan. Mais il lui faudra maintenant faire attention à trouver des occasions de continuer à pratiquer cette langue.

Anglais

En anglais, j’ai essentiellement les connaissances que m’ont apportées quatre ans de gymnase, ainsi que l’écoute continue de chansons en anglais (mais j’écoute aussi beaucoup de chansons en polonais, allemand, français et italien). J’ai donc plus de facilité à l’écoute et à la compréhension. Cela vaut aussi pour mon frère.

En ce qui concerne l’écrit, maintenant que j’ai des cours d’anglais à l’université, je constate que je m’en sors assez bien. Pour l’expression orale, je regrette que l’enseignement scolaire n’a pas apporté grand-chose en fait de prononciation, et que je n’ai pas pu acquérir un accent britannique. Comme notre professeure d’anglais économique à l’université nous parle avec un tel accent et le souligne, j’espère combler un peu cette lacune.

5.b Emploi des langues

En général

D’une façon générale, mon frère et moi nous servons sans hésitation de la langue de notre interlocuteur si celui-ci parle une de nos langues principales, soient les langues nationales et le polonais, ainsi que l’anglais et, pour mon frère, le castillan. À l’inverse, nous savons très bien jouer avec notre registre linguistique pour exclure les personnes présentes, connues ou inconnues, si nous en ressentons le besoin (mais nous ne devons jamais oublier que nous ne sommes pas les seuls à parler nos langues et que, en particulier, il y a plus de quarante millions de locuteurs du polonais dans le monde). C’est un réflexe presque automatique, qui représente une caractéristique accessoire, mais très réelle, de notre plurilinguisme. Mon frère n’a peut-être jamais parlé autant polonais avec moi ou avec notre père que depuis qu’il nous téléphone de Lausanne.

Avec notre mère

Depuis longtemps, il est absolument exceptionnel que mon frère et moi nous servions d’une autre langue que le polonais pour nous adresser à notre mère. Le seul accroc à cet usage, mais il est systématique et non négligeable, est l’emploi (voir ci-dessus) que mon frère fait de l’italien dans ses textos à notre mère.

Avec notre père

Il est intéressant de noter que mon frère n’a jamais essayé, comme il l’a fait avec notre mère et avec moi, de parler italien avec notre père. La langue habituelle et normale de communication avec notre père est, aussi bien pour mon frère que pour moi, le français. En présence de notre mère, toutefois, nous parlons généralement polonais, et il nous arrive également de parler dans cette langue avec notre père quand il y a un lien avec notre mère. Le polonais est également la langue que nous utilisons le plus souvent quand nous voulons ne pas être compris par les personnes qui nous entourent, par exemple dans un magasin, ou au téléphone.

Nous ne nous servons aujourd’hui qu’exceptionnellement et très brièvement du romanche, et l’emploi d’autres langues ne se fait que par jeu, ou en présence de personnes que nous ne voulons pas exclure. Parler avec notre père une autre langue que le français nous semble toujours bizarre s’il n’y a pas de raison précise pour le faire.

Notre père, lui, s’adresse à nous principalement en français. Il nous parle toutefois très généralement polonais en présence de notre mère. Comme cela nous arrive de notre côté avec lui, il se surprend parfois à nous parler en polonais presque par inadvertance, lorsque quelque chose fait penser à notre mère, ou au polonais. Généralement, il passe alors au français après quelques phrases. Comme nous, il se sert également du polonais comme langue d’exclusion mais, sachant le nombre de polonophones dans le monde, il choisit parfois le romanche s’il peut s’exprimer sans mots trop reconnaissables pour des Latins.

Notre père ne nous parle plus autant romanche qu’autrefois, mais il reste très naturel pour lui de nous dire quelque chose de bref, voire de commencer une conversation dans cette langue; toutefois, nous lui répondons presque toujours en français, et il nous suit rapidement dans notre choix. De manière naturelle, ou d’une manière devenue naturelle avec les années, il se sert parfois du castillan, voire, plus rarement, du portugais pour une question ou une réplique. L’emploi de quelques phrases stéréotypées d’autres langues, notamment du gaélique, est une sorte d’automatisme.

Entre mon frère et moi

Mon frère et moi avons vingt-trois mois d’écart. C’est donc à moi qu’est revenue la tâche de déterminer initialement en quelle(s) langue(s) m’adresser à lui, et donc, probablement, en quelle(s) langue(s) nous allions développer nos relations. Au début, d’après les souvenirs et les notes de mes parents, je m’adressais à mon frère, comme à tout le monde, dans un mélange de mes langues. Puis il a semblé que je penchais vers le polonais, ce qui avait une certaine logique du moment que, même si notre père était toujours présent à la maison, je passais beaucoup plus de temps avec notre mère. De temps en temps, j’ai également utilisé le romanche. Mais, encore à Zignau, l’usage s’est établi entre nous de parler presque exclusivement en français.

Après un an à Roveredo, lorsqu’il a commencé à se servir de l’italien, mon frère a toutefois eu une forte tendance à me parler dans cette langue, et ainsi à m’entraîner vers elle. Comme je l’ai déjà mentionné, nos parents ont réagi de deux façons, en en appelant à moi pour que je maintienne l’usage d’une autre langue (ils me laissaient le choix, réellement, m’incitaient même à parler (aussi) polonais mais, pour moi, il ne pouvait plus s’agir désormais que du français), et en intervenant directement auprès de mon frère.

Nous avons ainsi conservé le français comme langue principale de communication entre nous, le polonais ne nous servant presque plus que pour communiquer sans être compris par d’autres personnes du monde extérieur – sauf en Pologne, où nous nous servons évidemment soit du français, soit de l’italien.

Plus tard encore, cependant, toujours plutôt à l’initiative de mon frère, nous avons commencé à utiliser également l’italien dans certaines situations, par exemple quand nous parlions à l’école, ou lorsque le jeu électronique auquel nous jouions était en italien. Tant que la part de l’italien restait relativement faible, nos parents ont accepté cette situation, mais ils étaient vigilants, et nous sentions leur vigilance. Il suffisait souvent que notre père s’adresse à nous en français, voire simplement manifeste sa présence comme une sorte de signal, pour nous faire repasser au français.

Au début de l’adolescence, nous avons également commencé à pratiquer entre nous le dialecte local, en comptant un peu que, la pratique et l’habitude venant, nous pourrions nous lancer à le parler avec nos camarades dialectophones, deux tiers à trois quarts du total. Comme je l’ai déjà mentionné, la situation sociolinguistique régnante nous a empêchés de faire le pas. Pendant quelques années, le dialecte, dans un débit rapide, nous a également servi dans une certaine mesure pour rester entre nous deux par rapport à nos parents. Nous comptions ici sur le fait que, outre qu’ils respectaient certainement le désir d’intimité que cet emploi exprimait, ils avaient eu peu l’occasion de se faire l’oreille au dialecte et que notre père, le plus susceptible de le comprendre, était désormais handicapé par sa perte d’ouïe. Ces dernières années, nous avons plus ou moins abandonné la pratique du dialecte entre nous.

Aujourd’hui, je m’adresse essentiellement en français à mon frère. Lui par contre, s’il utilise majoritairement le français avec moi, a encore souvent tendance à me parler en italien. Je lui réponds quant à moi assez systématiquement en français, et il m’arrive de lui demander carrément de passer au français, parce que cela me dérange de l’entendre me parler dans une autre langue.

Il y a toutefois quelques exceptions. La première est, comme toujours, constituée par les cas où il s’agit d’exclure les personnes susceptibles de nous comprendre. C’est en ce sens que, depuis qu’il est à Lausanne, j’accepte sans autre que mon frère me parle en polonais ou en italien au téléphone afin d’éviter que sa logeuse ou d’autres personnes, si elle l’entendent, le comprennent; mais, pour ma part, je lui réponds souvent en français, sauf pour certains jeux, ou certaines fois où nous parlons de filles.

Il sera intéressant de voir si le fait d’habiter en Romandie influencera peu à peu mon frère dans son emploi des langues lorsqu’il parle avec moi.

En ce qui me concerne, même si (pour des raisons n’ayant rien à voir avec la langue) je suis revenu en Suisse italienne, je ne pense pas que je développerai une tendance à me servir davantage de l’italien avec ma famille.

Langue(s) familiale(s)

Dans la mesure où nous les maîtrisons, nos parents et nous utilisons nos langues principales dans différents registres allant, suivant la situation, du langage familier à la langue recherchée. Tous, nous parlons un français à forte coloration romande, tandis qu’en allemand nous nous démarquons autant que possible du «Schweizer Hochdeutsch». En italien, mon frère et moi parlons évidemment le standard de Suisse italienne.

Sauf éventuellement par jeu, et à part les mots que, d’un accord tacite, nous introduisons par commodité pour ne pas perdre de temps, ou les mots de la «langue familiale» que je décris ci-dessous, nous ne mêlons pas les langues lorsque nous parlons entre nous. Nous pouvons toutefois fort bien passer sans transition d’une langue à l’autre suivant la situation.

Lorsque nous les parlons entre nous, toutes nos langues, et surtout bien sûr le français et le polonais, ont cependant quelques aspects ou éléments spécifiques à la famille – ou parfois à deux ou trois d’entre nous –, qui seront souvent hermétiques à tout observateur extérieur. Il s’agit entre autres d’allusions à quelque chose de passé, de jeux de mots, de déformations volontaires ou non, de raccourcis, d’automatismes ou de stéréotypes divers. Ce sera là certainement un trait commun à bien des familles, mais, chez nous, il s’y ajoute le facteur du multilinguisme.

Qui pourrait reconstituer que, si notre mère dit «fédération!» lorsque notre père éternue, cela vient du romanche «viva!» qui, prononcé à l’allemande, donne FIFA, Fédération internationale de football amateur: par jeu, nos parents ont eu employé l’expression entière, et notre mère y fait encore allusion en n’en donnant plus que le premier élément. Si notre père nous souhaite bon appétit en malais, notre mère et moi avons pris le pli de répondre «la paix soit avec toi» en arabe, parce que «salam» ressemble à «selamat» – mon frère, qui aime les sorties volontairement un peu absurdes, répond quant à lui généralement «bonjour» en croate. De mon côté, je m’amuse parfois à utiliser avec notre père les rares expressions qu’il a encore apprises, et qu’il nous a transmises, du dialecte aujourd’hui à peu près disparu de l’Ajoie.

Quelle que soit la langue que nous utilisons, le tue-mouches est toujours le «mazzamuostgas», le salon ou la pièce de séjour la «stiva» (qui se décline en polonais comme n’importe quel féminin se terminant en a). Les reuchtis/röstis restent tels quels, ce qui est assez normal en Suisse. Mais ce qui peut être plus spécifique, c’est que le rôti haché a donné le «rotjasz», tandis que, en français, mon frère et moi distinguons soigneusement les côtelettes et les «kotlety», qui sont des boules aplaties de viande hachée rôties dans la poêle. Il va d’ailleurs de soi que les mets polonais ont conservé leur nom original, barszcz, gołąbki, pierogi, uszki, etc. «Po malezyjsku», par contre, fait allusion à un plat que notre mère a appris d’un ami indo-malaisien.

Pour terminer par un dernier exemple, qui pourrait deviner que le nom que mon frère et moi donnons à notre père vient de «tatuś», le mot polonais pour «père» ou «papa» que notre mère nous a appris, et que nous avons transformé de différentes façons dans notre toute petite enfance, avant de nous mettre tous deux à utiliser la forme «eitga» (écrite et prononcée à la romanche)? Notre grand-mère suisse, quant à elle, nous parle encore toujours de notre «tatouche» pour désigner notre père.

5.c Rôle ou position des langues, ou sentiment vis-à-vis des langues

Je n’ai pas tout à fait le même rapport avec chacune de mes langues. Le sentiment que j’ai vis-à-vis d’elles, la position qu’elles ont en moi, diffèrent d’une manière subtile et, il faut le souligner clairement, sans que cela dépende essentiellement de la maîtrise plus ou moins grande que j’en ai.

J’ai de la peine à penser en termes de langues premières ou secondes. Ces termes ne correspondent pas à ma situation, ne rendent pas ma perception.

Le polonais et le français sont mes deux langues maternelles. Ils sont en moi, ils font partie de mon être.

L’italien n’est pas une langue maternelle, mais il n’en fait pas moins partie de moi, sans restriction. Je dirais que, alors que le polonais et le français sont dans ma moelle, l’italien est dans mon cerveau – mais ces langues sont toutes trois aussi affectives ou cérébrales les unes que les autres.

Le romanche fait aussi partie de moi, je suis très fortement lié à lui, indépendamment de la maîtrise moins parfaite que j’en ai, indépendamment de certains sentiments ambivalents que j’ai vis-à-vis des Romanches. Il est dans une position intermédiaire entre celle de l’italien d’un côté, du polonais et du français de l’autre. En d’autres termes, il m’est à moitié ce que j’appelle une langue maternelle.

L’allemand, enfin, a une position par certains côtés intermédiaire entre celle du romanche et celle de l’italien. C’est une langue que j’ai toujours entendue, fût-ce surtout, dans ma toute petite enfance, à la télévision. C’est une langue familière d’aussi loin que je me souvienne (alors que notre père, lui aussi si profondément lié à l’allemand – et au romanche –, n’a pas eu de forte présence de l’allemand pendant les dix premières années de sa vie), une langue que je pratique activement depuis mon enfance, avec des personnes qui me sont chères, une langue dans laquelle j’ai vu d’innombrables longs métrages, documentaires et discussions – et un débat télévisé me plaît plus en allemand qu’en italien. On pourra en fin de compte le mettre dans la catégorie que l’on voudra, l’allemand fait lui aussi partie de moi, et c’est cela qui importe.

Pour les autres langues, le lien est différent, et moins fort, et la connaissance que j’ai d’elles est plus faible, me permet moins d’aisance. Malgré tout, j’ai de la peine à les considérer comme des «langues étrangères».

À quelques nuances près, et en tenant compte de ce que mon frère se servirait peut-être d’autres termes et d’autres images, je pense que le tableau ci-dessus vaut également pour lui.

6 Binationalité

Nos parents nous ont élevés dans la conscience et une certaine fierté de nos deux origines – sans nous cacher, bien au contraire, ce qui les dérange en Pologne et en Suisse.

Il y a eu une brève période, au début de notre scolarité, où mon frère et moi avons couru un certain risque à propos de la moitié polonaise de nos racines. Il y a en Suisse, et dans notre région en particulier, un nombre relativement important d’immigrés des pays dits d’ex-Yougoslavie dont, pour différentes raisons, sociales et autres, l’intégration ne va pas sans quelque difficulté. À l’école, «Slavo» était une insulte et un terme de mépris. J’ai été très surpris et assez choqué quand des camarades ont commencé à se servir de ce mot, dans ce sens, vis-à-vis de moi. J’ai demandé des explications à mes parents, et entre autres ce que j’avais à voir avec des camarades (yougo)slaves, moi qui n’avais aucune connaissance des régions et langues concernées. Mes parents ont réagi en me donnant des explications différenciées quant à la parenté linguistique, mais aussi l’éloignement entre les langues slaves, quant aux achèvements liés à la Pologne et aux connationaux dont on peut être fiers (Maria Skłodowska-Curie!), et, dans la mesure du possible, quant aux aspects sociaux concernés. Notre mère m’a en outre donné le conseil pratique de répliquer, y compris par l’absurde, et, effectivement, je suis parvenu à arrêter une évolution qui aurait pu avoir quelques conséquences négatives pour mon sentiment de moi-même.

Dans l’ensemble, mon frère et moi ne cachons ni ne mettons en avant notre binationalité. Nous nous sentons bien avec chacune de nos origines, ou plutôt avec notre origine composite. De fait, nous sommes Polonais, mais Polonais de l’extérieur. Et quant à la Suisse, nous avons un nom alémanique, des prénoms italiens (que nos parents ont choisis pour qu’ils soient facilement prononçables par nos deux parentés), nous sommes nés en territoire romanche, nous habitons dans les Valli, donc à la fois dans les Grisons et en Suisse italienne, nous faisons partie des privilégiés qui parlent les quatre langues nationales; mais nous ne sommes certainement pas des Romanches, nous ne sommes pas non plus des Romands comme notre père, et nous ne sommes ni des Grisons, ni des Suisses italiens. En fin de compte, nous sommes nous, en sommes satisfaits, et ne nous posons guère de questions à ce sujet.

7 Conclusion

Comme nos parents n’avaient pas fixé d’objectif définitif détaillé, et ont simplement voulu «faire au mieux», la question de savoir dans quelle mesure des objectifs initiaux ont pu être atteint ne se pose pas, et c’est très bien ainsi. Nos parents et nous ne sommes pas des robots programmables.

Pour ma part – mais je pense que mon frère partage plus ou moins mon sentiment –, je ne peux cacher, aujourd’hui que je suis adulte, que j’aimerais être plus sûr dans ma langue maternelle polonaise, et que, a posteriori, je regrette un peu que nous n’ayons pas eu, mon frère et moi, (encore) plus de discipline, et notre mère, (encore) plus de patience; et que nous n’ayons pas eu de meilleur matériel à disposition.

Pour ce qui est du romanche, même si ce n’est pas une langue très utile dans le monde actuel, je serais heureux de le maîtriser encore mieux, parce que c’est bel et bien une de mes langues, et justement aussi parce que nous ne sommes pas nombreux à le parler.

Il est dommage par ailleurs que tous les efforts que mon frère et moi – et notre père – avons faits pour acquérir le portugais n’aient pas porté de meilleurs fruits. Il serait bien que cet échec relatif puisse d’une quelconque façon servir pour aider à créer de meilleures conditions pour des projets comparables au nôtre.

Enfin, je regrette parfois de ne pas avoir mieux profité, d’une part, des possibilités de lecture que nous avons eues en français, et, d’autre part, de l’offre de notre père de nous donner une culture générale plus vaste que ce que l’école nous assurait. En théorie, ce regret a des justifications. Mais, en pratique, je me rends compte que ce que nous avons fait tous les quatre ensemble est à peu près ce que nous pouvions faire raisonnablement sans que l’effort constant ne devienne insupportable pour tous. Je n’aurais eu davantage qu’au prix, en toute fin de compte, d’une partie de mon enfance et de mon adolescence. Or, j’ai eu une enfance et une adolescence heureuses, riches, respectées, soutenues, et avec la liberté qui me convenait. La conscience de ce bien dissipe rapidement les quelques accès de regret que je peux avoir.

Je ressens par ailleurs fortement mon insuffisance et mon insécurité en matière de style et de capacité à rédiger. Mais ici, c’est le système scolaire grison et tessinois, et suisse en général, qui est en cause (à entendre mon parrain professeur d’université et bien d’autres personnes de différents pays et milieux, à voir les résultats chez mes camarades d’autrefois et d’aujourd’hui, et chez les correspondants que mon frère et moi avons dans différents pays, cette lacune n’est en rien spécifique à la Suisse).

En face de ces imperfections, de ces manques tout relatifs – comment espérer obtenir partout le meilleur?! –, les achèvements sont, maintenant que j’y pense plus précisément pour ce témoignage, assez impressionnants.

À côté de la maîtrise de l’italien que l’école m’a assurée, et malgré la tendance réductrice que le système scolaire a en matière de diversité et richesse linguistiques, contre son effet de «monolinguisation» des jeunes bilingues ou multilingues qui passent par lui, j’ai une maîtrise du français égale à celle de l’italien, égale, donc, à celle que les autres francophones ont atteinte après treize ou quinze ans d’école française (elle aussi réductrice et «monolinguisante»). Je possède le romanche un peu comme un fils de Romanches qui n’aurait eu que peu d’école romanche. J’ai une maîtrise de l’allemand bien supérieure à celle que l’école a assurée à mes anciens camarades, un sentiment de la langue sur la base duquel je pourrai(s) arriver pratiquement au niveau de «Muttersprachler» que l’école italienne m’a attribué de façon exagérée. J’ai en castillan une base qui ne demande elle aussi qu’à se développer. J’ai la base d’anglais que le gymnase m’a assurée. Et, même si je ressens des manques parce que c’est là ma langue maternelle au sens précis du mot, j’ai en polonais une maîtrise naturelle et différenciée, à l’écrit comme à l’oral, telle que, à moins d’être un génie, un non polonophone étudiant le polonais n’atteindra pas de toute sa vie. Et je suis un de ceux qui parlent de manière naturelle ce romanche qui, même réduit à ce qu’il est, est ce que la Suisse a de plus particulier dans le domaine linguistique.

Par mes différentes langues, j’ai, enfin, des «chez-moi» dans les trois principales familles de langues européennes.

Dans l’ensemble, avec un léger moins en allemand et peut-être en romanche, mais un grand plus en castillan, ce tableau vaut aussi pour mon frère.

En d’autres termes, là où l’école grisonne, puis tessinoise, nous aurait assuré, à mon frère et à moi, une langue première et vaille que vaille des bases de, respectivement, trois et deux langues étrangères, en nous laissant des ruines de nos deux langues maternelles, nous avons (ou en tout cas j’ai en ce qui me concerne) cinq «chez-nous» linguistiques, auxquels s’ajoutent ce que j’appellerai pour simplifier trois langues étrangères.

Je crois que, au vu de ce résultat, le projet formulé par nos parents s’est réalisé. Et il est d’autant plus un succès qu’il s’est réalisé par un effort qui n’a absolument pas été excessif ou insupportable, un effort qui, sans rien nous prendre de notre enfance et de notre adolescence, a été si constant et discipliné qu’il en était naturel, naturel au point, justement, que ce n’est que maintenant, en rédigeant ce témoignage, que j’en ai pris toute la mesure, avec un certain étonnement.

Ce succès, et la manière dont il a été obtenu, donne également la démonstration que nos parents voulaient apporter: même en travaillant en amateur, on peut combattre les effets réducteurs du système scolaire en matière de bilinguisme et de plurilinguisme, et, corollaire, la société peut et doit s’arranger pour élaborer un système scolaire qui ne commence pas par négliger et ruiner les bilinguismes ou plurilinguismes individuels avant d’essayer de construire, de manière pitoyablement inefficace, une maîtrise acceptable en seulement deux langues qualifiées d’étrangères, choisies dans un éventail croupion qui comprend toujours l’anglais.