1.b Pourquoi un dictionnaire français–romanche sursilvan+?
Les circonstances ont fait que le romanche a développé, depuis le XVIe siècle, plusieurs formes écrites régionales, appelées idioms en romanche, et «idiomes» en ce sens romanche dans bien des publications françaises traitant du romanche. Depuis les années 1940, ces idiomes sont au nombre de cinq. Ce sont des langues standardisées au même titre que le français ou l’allemand, donc évoluant au-dessus des dialectes locaux essentiellement parlés, à cette différence près que chaque idiome est en usage dans une partie seulement de l’aire romanche, où il est écrit, lu, enseigné dans les écoles et utilisé dans les chancelleries communales, dans la mesure où le romanche lui-même est enseigné ou utilisé.5
La raison pour laquelle la FRR a choisi le sursilvan est, tout simplement, qu’elle est ancrée dans la partie occidentale de l’aire romanche, qui se sert de l’idiome sursilvan.6,7 Elle soutient cependant l’ensemble du romanche8 et compte de ce fait intégrer dans son nouveau dictionnaire les mots qui, dans les autres idiomes, correspondent aux équivalents sursilvans donnés, d’où le signe + prévu dans le titre.9
En 1982, la Ligia Romontscha, l’organisation semi-officielle de défense du romanche, a créé le rumantsch grischun ou rg, une forme de compromis entre les cinq idiomes, destinée non pas à remplacer ces standards traditionnels pour unifier la langue, mais, de façon très raisonnable dans la situation donnée, à être utilisée pour s’adresser en romanche aux Romanches là où, en raison de la division du romanche, on se servait de l’allemand.10 C’est en ce sens que le rg est aujourd’hui la forme officielle utilisée par la Confédération et par le canton des Grisons pour s’adresser aux Romanches.
Ce sont toutefois les idiomes qui restent la forme de référence unique ou essentielle pour la grande majorité des Romanches, et le romanche sursilvan pour ceux de Surselva et du Plaun. La loi aussi bien fédérale que cantonale reconnaît cet état de fait et donne aux Romanches le droit de se servir de leur idiome maternel pour s’adresser aux autorités concernées.11 Les dictionnaires de la FRR doivent donc se baser sur le sursilvan et sa littérature,12 sa tradition, ses modes d’expression. Le Dictionnaire français – romanche sursilvan+ inclura cependant dans une liste spéciale les mots et formes orthographiques du rg en plus de ceux des autres idiomes.13
2 Conditions de réalisation d’un dictionnaire français-romanche
La réalisation d’un dictionnaire français-romanche est dans une large mesure une œuvre de pionnier, avec ce que cela implique de bons et mauvais côtés. En eux-mêmes, l’idée et le but sont presque exaltants. Mais au jour le jour, c’est un travail rebutant, souvent frustrant, où je me heurte sans cesse à des limites, celles du matériel disponible et de mes propres connaissances, et où je dois, plein d’incertitudes, faire «au mieux», en sachant que, le dictionnaire une fois paru, je ne cesserai moi-même d’y découvrir de nouvelles insuffisances et des fautes et coquilles de tous genres.14
2.a Matériel disponible
Le travail peut s’appuyer sur le dictionnaire romanche – français sursilvan DRF, et sur le matériel réuni pendant des années pour sa réalisation. Les moyens informatiques d’aujourd’hui sont ici d’une aide essentielle. À elle seule, la fonction «recherche», qui donne la possibilité de consulter en sens inverse le fichier électronique original du DRF, permet une immense économie de temps. Mais il n’y a pas de modèle français-romanche sur lequel s’appuyer ou à consulter.15
L’essentiel du matériel de référence fait appel à l’allemand, qu’il s’agisse des dictionnaires bilingues de consultation courante16 ou du grand dictionnaire de la langue romanche, carrément rédigé en allemand.17 Il est donc nécessaire de travailler en grande partie à travers l’allemand, avec toutes les complications, mais aussi tous les dangers que cela comporte. À l’usage, il s’avère que ces difficultés et ces risques sont encore plus grands que ce que l’on pourrait penser parce que les auteurs des différents ouvrages de référence pour la langue romanche sont des Suisses, qui connaissent et utilisent l’allemand de Suisse, alors que les grands dictionnaires français-allemand/allemand-français donnent certes des indications concernant l’allemand de Suisse et, ici ou là, aussi le français de Suisse, mais reflètent dans l’ensemble l’allemand d’Allemagne et le français de France. Même s’il est difficile à cerner et à illustrer, il y a réellement, entre les deux ensembles de matériel, un hiatus parfois suffisamment sensible pour être gênant.
2.b Rédacteur
Le rédacteur du Dictionnaire français – romanche sursilvan+ est romand. Je suis Romand, c’est-à-dire de langue maternelle française. Cela suffit à indiquer tout un ensemble de difficultés supplémentaires que le travail de rédaction ne peut manquer de rencontrer.
Certes, ce sont des Romanches, donc des personnes pour lesquelles l’allemand était aussi une langue apprise, qui ont rédigé les dictionnaires romanche-allemand des différents idiomes. Mais, justement, étant des Romanches, ils ont été placés dans une situation où ils ont à la fois dû et pu apprendre à maîtriser l’allemand aussi bien que des germanophones, et, dans certains domaines, mieux que leur propre langue. En outre, ils passaient directement de leur langue à la langue-cible.
Pour ma part, je ne sais aussi bien qu’eux ni la langue d’arrivée, ni la langue par laquelle il faut largement passer.18 Je n’ai pas non plus de formation de linguiste ou approchante, et, si je fais un usage quotidien de multiples dictionnaires, je n’ai que peu d’intérêt et de goût pour la linguistique en tant que telle. Rédiger un dictionnaire français-romanche dans ces conditions va à l’encontre du bon sens. En soi, c’est une hérésie, même si j’ai derrière moi des décennies de travail en romanche, et la rédaction du plus grand dictionnaire romanche-français qui existe; même si je suis certainement un des francophones qui maîtrisent le mieux le romanche. Je n’avais pas non plus souhaité la mission de réaliser un tel dictionnaire, et envisageais initialement, tout au plus, d’apporter mon aide à un rédacteur romanche.
Le fait même que, en fin de compte, je me retrouve à rédiger le dictionnaire français-romanche est cependant caractéristique de la situation du romanche et des Romanches. Dans l’absolu, il y aurait des Romanches disposant à la fois de vastes connaissances du français et de la formation linguistique souhaitable, qui seraient les personnes appropriées pour réaliser un dictionnaire menant du français à l’une ou l’autre des six formes écrites du romanche. Mais c’est essentiellement vers l’allemand que ces Romanches sont tournés, en allemand qu’ils se sont formés. La Fundaziun Retoromana mise à part, aucune institution romanche n’a d’ailleurs jamais pris l’initiative d’un dictionnaire bilingue d’une certaine ampleur unissant le romanche à une autre langue que l’allemand.19 Le sentiment dominant semble être que les dictionnaires liant le romanche à l’allemand suffisent, ou qu’il y a d’autres choses plus urgentes que de nouveaux dictionnaires avec de nouvelles langues.20 Du reste, indubitablement, les temps sont durs en Suisse pour les projets d’ouvrages de longue haleine si, quelle que soit leur utilité ou nécessité, ils n’ont aucune chance d’être rentables, commercialement, ou alors peut-être politiquement.
En résumé, l’alternative était, ou un dictionnaire français-romanche fait (doublement, voire triplement!) à rebours du bon sens – mais quand même le mieux possible –, ou pas de dictionnaire romanche-français. La décision de principe était claire.
2.c Projet
La Fundaziun Retoromana a eu une peine énorme à terminer et publier son premier dictionnaire. Le travail était immense. Il fallait d’abord réunir un matériel complémentaire, à la fois concernant la langue romanche moderne – les dictionnaires romanches disponibles avaient été conçus une à deux générations plus tôt – et destiné à mieux cerner le sens et l’emploi des mots dans l’optique spécifique d’un dictionnaire menant au français. Il était impossible de faire des prévisions valables quant au temps nécessaire. Il était par ailleurs illusoire d’imaginer que le rédacteur pourrait réaliser ce travail totalement pour l’honneur, à temps perdu, à côté d’un emploi assurant l’existence de sa famille, illusoire également de compter sur les aides nécessaires sans pouvoir les rétribuer. Parce que, malgré tout, aidée par des circonstances brièvement favorables au romanche dans la Suisse des années 1980, elle avait trouvé des fonds initiaux, la Fundaziun Retoromana s’est lancée. Au début des années 1990, ayant épuisé les fonds initiaux et ne trouvant pas de nouvelles ressources, elle a dû mettre le projet en sommeil. Elle n’a pu le reprendre qu’à la fin de la décennie, et il a fallu une sorte de miracle, en plus de beaucoup d’entêtement et de sacrifices, pour terminer le travail et publier le dictionnaire en 2002.
La Fundaziun Retoromana était consciente de ce que seule la moitié de l’ouvrage était faite et que le dictionnaire romanche-français réclamait son pendant français-romanche. Elle sentait en même temps que les circonstances étaient toujours moins favorables à un projet du genre concerné. Il était clair d’un autre côté que, grâce à l’existence du DRF et au matériel réuni, grâce également aux progrès informatiques, la réalisation du second dictionnaire devait être au total plus facile et plus rapide que celle du premier. Avant de prendre une décision et pour pouvoir évaluer plus exactement les coûts en temps et en argent du nouveau projet, elle a pris la précaution de réaliser tout d’abord un essai «grandeur nature» en rédigeant la lettre F.
Le programme de travail et le budget élaborés sur la base des résultats obtenus pour cet essai est une sorte de compromis entre foi et réalisme. On peut dire que l’on a considéré d’un côté le montant maximum que l’on pouvait espérer réunir pour un tel projet, de l’autre le total maximum des efforts que l’on peut attendre pour cette somme, sans perdre de vue la nécessité de réaliser le projet dans un délai raisonnable.
Pour résumer, le dictionnaire doit paraître en 2014. Je travaille à sa rédaction à temps partiel, à côté d’autres activités professionnelles elles aussi à temps partiel, le total du travail de rédaction étant réputé correspondre à deux ans et demi à temps plein.
3 Constatations et expériences faites
Beaucoup des expériences que je fais dans mon travail de rédaction du dictionnaire français-romanche confirment celles que j’avais déjà faites avec le travail inverse. Les constatations à la fois les plus spécifiques et les plus évidentes concernent le lien étroit entre le romanche et l’allemand, et l’influence écrasante de l’allemand sur le romanche. C’est sur elles que je me concentrerai ici, laissant de côté les aspects généraux de la rédaction de tout dictionnaire bilingue.
L’influence de l’allemand s’exerce à différents niveaux, jusques et y compris sur ce que l’on peut appeler l’esprit de la langue. Il n’est qu’à peine exagéré de dire que, souvent, le romanche n’est guère que de l’allemand rendu avec des mots romanches – et d’ailleurs parsemé de mots repris tels quels de l’allemand, ou de l’alémanique. Il m’est arrivé de devoir traduire (ou retraduire?) mot à mot en allemand un texte «romanche» pour en comprendre le sens. Mais il me faut immédiatement ajouter que j’ai aussi pris conscience de ce que le romanche le plus germanisé prend aussi parfois une certaine indépendance, une indépendance surprenante, par rapport à l’original allemand qu’il a copié dans un premier temps.
Même si je la comprends, même si elle est largement la conséquence de la situation faite au romanche et en particulier de l’absence d’une école romanche digne de ce nom,21 cette dépendance et cette dénaturation du romanche provoquent en moi, alternativement ou tout ensemble, irritation, indignation, ironie ou sarcasme, déception, tristesse, compassion ou pitié, et bien sûr envie d’inciter les Romanches à réagir – ceci en me souvenant toujours combien je suis privilégié par rapport à eux pour avoir pu me développer de façon correcte et naturelle dans ma propre langue. Dans mon travail de rédaction, cette dépendance et ses effets me causent en tout cas beaucoup d’incertitudes et de difficultés supplémentaires.
Je ne peux ni ne veux tenter une description systématique de l’influence de l’allemand sur le romanche, et me contente de donner quelques exemples particulièrement sensibles pour mon travail de rédaction, relevant de trois secteurs particuliers: verbes composés, traduction des noms composés allemands, emploi des prépositions.
Verbes composés
Le romanche utilise à foison ce que j’appellerai le verbe composé, correspondant au verbe séparable allemand du type hinrichten, abwerfen, anziehen, mitmachen, vornehmen etc. Il prend le verbe romanche correspondant au verbe simple allemand, et lui accole l’adverbe romanche correspondant à la particule séparable allemande (la différence étant que, contrairement à la particule allemande, l’adverbe romanche suit toujours immédiatement le verbe: el ha tratg en siu manti). Ceci en principe car, dans la pratique, le romanche peut conserver le modèle, mais prendre un autre verbe de base: hinrichten («exécuter», «passer par les armes») ne devient pas drizzar vi, mais metter vi. Il peut également prendre un adverbe différent de celui de l’allemand, ou choisir, parmi plusieurs particules utilisées par l’allemand pour donner des verbes plus ou moins synonymes, un adverbe différent de celui que l’allemand préfère. Ou peut-être faut-il dire, plus exactement, de celui que l’allemand standard préfère aujourd’hui. Dans certains cas en effet, il pourra y avoir eu une évolution différente de l’usage en allemand et en romanche après l’introduction en romanche du calque de l’allemand. Dans d’autres, il s’agira d’un emprunt à un usage alémanique – et, «en bon Romand», contrairement aux Romanches qui maîtrisent et dont on attend qu’ils maîtrisent parfaitement, et l’allemand, et l’alémanique, je ne connais pas l’alémanique. Mais je n’en ai pas moins le sentiment mentionné ci-dessus que, tout en copiant tellement souvent la construction de l’allemand, le romanche se permet des adaptations dans le détail, qui lui rendent une certaine indépendance par rapport à l’original, même si l’esprit reste allemand. Ainsi, si beaucoup de Romanches ont adopté le modèle sich etwas vornehmen pour «se proposer (de faire) quelque chose», ils laissent tomber le sich et disent jeu prendel avon quei.
Le romanche utilise d’ailleurs le modèle du verbe séparable allemand pour créer des verbes composés qui ne correspondent pas à un verbe séparable allemand. J’ai inséré dans le DRF, comme sous-articles de far («faire»), les verbes (transitifs, intransitifs, pronominaux, impersonnels) composés avec anavon, anavos, atras, avon, bien, cun, en, encunter, ensemen, giu, naven, neutier, ora, si, suenter, sutora, tras, vi, vinavon et vitier et, pour certains d’entre eux, je ne connais pas de correspondant formel courant en allemand. De plus et surtout, les sens accordés à ces verbes composés ne sont souvent pas ceux du correspondant allemand habituel. Un même composé romanche peut du reste avoir des sens plus ou moins opposés, ce qui peut dérouter un lecteur non romanche.
Toujours sous l’influence du modèle général allemand, les Romanches ont par ailleurs une forte tendance à ajouter un adverbe, surtout de direction, à un verbe latin qui, en lui-même, exprime déjà ce que le verbe composé est supposé exprimer, si bien que le composé est en fait un synonyme ou un doublet du verbe simple. Mon explication est que les Romanches, utilisant tellement le modèle du verbe composé, perçoivent désormais souvent le verbe simple comme ayant un sens trop faible, qu’il convient alors d’assurer avec un adverbe. Il ne leur suffit ainsi plus, dans certains cas, de dire finir, il leur faut préciser finir giu, pour bien faire comprendre que la chose est finie-nie.
Traduction des noms composés allemands
Une des caractéristiques de l’allemand est le nom composé du type Dampfmaschine, composé de deux substantifs simples A et B. Tout traducteur de l’allemand vers le français sait que le composé AB allemand se traduit souvent simplement par les termes correspondants, en en inversant l’ordre et en les reliant par un «de», selon le modèle «B de A». Mais il sait également qu’il faut alors encore se demander si A, en français, doit être au singulier ou au pluriel, et utilisé avec ou sans l’article défini. Il sait de plus que la préposition n’est pas forcément «de» – Dampfmaschine est «machine à vapeur» –, et surtout que la traduction correcte, ou préférable, peut faire intervenir un adjectif, ou être un mot ou une expression totalement différents.
Le problème est ici que les Romanches, en raison notamment de l’absence d’une école qui soit romanche comme l’école est allemande dans les régions de langue allemande, ont largement perdu le sentiment d’une différence entre ce que pourrait être une «machine de vapeur» et une «machine à vapeur», entre une «pince à sucre» et une «pince de sucre», comme d’ailleurs entre une «eau sucrée» et une «eau de sucre», sans parler de la différence que le français fait entre une «tasse de thé» et une «tasse à thé». Ils appellent aussi pur da bio l’agriculteur biologique parce qu’ils ont fait sa connaissance à travers le Biobauer de l’allemand, et parc da vent le parc éolien en projet en Surselva. Pour illustrer à quel point tout ce qui ressemble à un nom composé AB allemand tend à être traduit mécaniquement par B de/da A en romanche, il suffira de mentionner les exemples de hotellaria da para que j’ai rencontrés dans des articles de presse.
Certes, les dictionnaires donnent maschina a vapur pour Dampfmaschine, alors que les Romanches tendent à dire maschina de/da vapur; mais ils donnent en même temps zaunga de/da zucher pour Zuckerzange, tandis que le Pledari grond confirme pour le rg le pur da bio.22 Pire, ils commettent des erreurs – ou, qui sait, acceptent et consacrent des erreurs populaires –, comme lorsqu’ils traduisent Chinawein («(vin de) quinquina») par vin de/da China.23 Et qui cherche le terme romanche pour «corrida» aboutit par l’intermédiaire de l’allemand Stierkampf à cumbat de/da taurs.
Emploi des prépositions
Sous l’influence de l’allemand, les Romanches tendent, dans de nombreuses expressions courantes, à se servir des prépositions que l’allemand utilise dans ses expressions correspondantes, et non plus les prépositions que la norme romanche voudrait. Il s’agit souvent des cas où l’allemand utilise auf, aus, an, bei ou zu. «De cette façon», en quella moda, devient ainsi sin quella moda (auf diese Weise). Et on n’invite plus «à souper» – a tscheina –, mais tier la tscheina («près du souper»), parce que l’allemand dit zum Abendessen einladen.
Les Romanches commencent également à donner à certaines prépositions des sens qu’elles n’ont pas dans leur langue, mais que la préposition allemande correspondante possède en plus du sens correct de la préposition romanche. Ainsi, sper, qui signifie «à côté de», est-il de plus en plus utilisé dans le sens de «outre», «en plus de», parce que l’allemand neben a ce sens en plus de «à côté».
Certes, les dictionnaires et grammaires tentent de maintenir la norme romanche,24 mais la pression est telle, l’école tellement déficiente, l’allemand tellement omniprésent, les germanismes tellement répandus dans la presse romanche elle-même, que l’emploi correct est de plus en plus isolé.
Exemples contraires
Le souci de lutter contre l’emprunt pur et simple à l’allemand, ou par l’allemand à l’anglais, peut aussi faire aboutir le romanche à des résultats surprenants. Ainsi, alors que le français, champion de la lutte contre l’anglicisation des langues, a baissé sa garde dans le cas du «CD» ou «cd», le romanche écrit crânement DC.25 De manière semblable au français, le romanche a également réagi en introduisant très vite sida et ordinatur; mais comme l’allemand en est resté à AIDS et Computer, les Romanches sont en train d’abandonner sida, et ordinatur n’apparaît pratiquement plus depuis longtemps.26
Le romanche peut même dépasser le français dans d’autres cas que celui du disque compact. Un exemple classique en est le Sonderbund, terme d’histoire suisse qui n’est pas traduit en français, mais qui, en romanche, est la federaziun separada.27 Il peut aussi faire preuve d’hypercorrection en traduisant – et éventuellement mal – ce qui ne devrait pas se traduire. Le Jugendstil qui, en tant que style lancé par la revue Jugend, est resté le «jugendstil» en français (là où l’Art nouveau est spécifiquement en lien avec les pays allemands), apparaît ainsi systématiquement dans la littérature romanche comme stil da giuventetgna.28
4 Réponses apportées quant aux germanismes
Pour le Dictionnaire romanche sursilvan – français, j’avais considéré nécessaire d’accorder une large place aux germanismes, tant à ceux que les dictionnaires allemand-romanche admettent eux-mêmes, qu’aussi et surtout à nombre de ceux que les Romanches utilisent malgré les indications des dictionnaires et des grammaires. Le DRF devant, entre autres, aider les francophones à comprendre le romanche, il eût été aberrant de ne pas leur donner (aussi) ce qu’ils trouvent effectivement dans la langue sursilvane écrite ou de tous les jours. À l’intention des Romanches comme des francophones, j’aurais cependant voulu ajouter de façon assez systématique, à côté des tournures fautives que je donnais pour information, l’indication des formulations correctes. Cela n’a pu être réalisé que dans une mesure limitée.
La question ne se pose pas de la même façon pour le Dictionnaire français-romanche, mais elle est si possible encore plus difficile à traiter. J’ai accepté l’idée d’indiquer trer en pour «mettre/enfiler» (un vêtement), tout simplement parce que les Romanches n’utilisent rien d’autre dans la langue courante. Je sais que, par contre, je n’ai pas besoin de donner pour «participer» ce far cun calque de mitmachen que suffisamment de Romanches réprouvent eux-mêmes, et qu’ils me reprocheraient certainement si je l’insérais.29 Mais entre les deux, combien de doutes, et combien de recherches supplémentaires pour éviter la solution de facilité tirée de l’allemand! Combien de cas où je me demande si le DFR peut indiquer un verbe romanche simple qui existe certes, mais n’est que très peu utilisé; et, le cas échéant, s’il faut qu’il donne en même temps le germanisme d’usage courant! Jusqu’où le souci de soutenir un romanche aussi romanche que possible doit-il aller? Jusqu’où le but déclaré du DFR, de désenclaver le romanche, peut-il mener? Dans quelle mesure ne faut-il pas, quoi qu’on en ait, refléter, ou refléter aussi, l’état véritable du romanche? La question n’est pas nouvelle, les auteurs des dictionnaires romanche-allemand et allemand-romanche se la sont posée, et y ont répondu de façon nuancée, en tentant de remettre en mémoire le vocabulaire existant, mais sans s’arc-bouter sur des positions sans espoir. Qui s’occupe d’un dictionnaire reliant le français à une autre langue doit d’ailleurs aussi, par exemple, se demander s’il faut ou non, pour le verbe «réaliser», prendre en considération le sens initialement anglais de «se rendre compte de», et, pire, pour «intégrer», celui, absurdement inverse, de «s’intégrer dans», qui est la grande mode de ces dernières années chez certains locuteurs du français.
Je ne vois pas de réponse systématique. Dans la très large frange qui existe entre les exemples clairs de trer en et de far cun, la réponse ne peut être donnée qu’au cas par cas. Et comme le romanche n’est pas ma langue maternelle, pour laquelle j’aurais à la fois les connaissances et la sensibilité nécessaires pour prendre une décision, et une sorte de droit à en prendre une, fût-ce en sachant qu’elle sera contestée, je me fie au sentiment et aux connaissances de mes consultants,30 en sachant que, bien souvent, eux non plus n’ont pas de réponse qui serait indiscutable.
5 Difficultés liées à d’autres lacunes
Que faire quand les dictionnaires romanches eux-mêmes, que je dois évidemment consulter sans cesse pour contrôler et surtout compléter mes connaissances, donnent des indications difficiles à accepter, ou restent muets?
Fort heureusement, «quinquina» n’est pas indispensable dans le DFR, si bien que la question ne se pose pas de savoir s’il faut ou non mentionner que cette substance ne vient pas de Chine; quant à la «quinine», que j’inclurai, elle ne crée pas de difficulté, l’allemand Chinin n’ayant pas orienté les Romanches vers la Chine (simplement, comme presque toujours en pareil cas, le neutre allemand est devenu le masculin chinin en romanche).
Par contre, le DFR doit inclure «corrida» en raison de la fréquence de son emploi au sens figuré. Mais que doit-il indiquer pour le sens original? Le nom castillan est-il suffisamment connu en romanche? Il n’apparaît en tout cas pas dans le grand Niev vocabulari romontsch sursilvan – tudestg. Mais le DFR peut-il indiquer ce cumbat de taurs mal traduit de l’allemand et qui donne une idée fausse de ce qu’est une corrida? Après consultations, il indiquera corrida et cumbat encunter/cun in taur.
Les difficultés sont particulièrement sensibles s’agissant du vocabulaire moderne. La dernière édition du Vocabulari romontsch tudestg – sursilvan date de 1975. C’est dire qu’il lui manque tout le vocabulaire et toutes les nuances et emplois apparus ces dernières décennies. C’est précisément la raison pour laquelle, avant de commencer la rédaction du DRF, il a fallu réunir un vaste matériel comprenant nombre de créations nouvelles apparaissant dans des textes de tous genres. Mais, comme on peut s’y attendre, ce matériel a des lacunes quand il s’agit d’y trouver le correspondant romanche d’un mot français, et les exemples relevés ne sont de loin pas tous d’une qualité telle qu’ils puissent apparaître dans le DFR – nombre d’entre eux ont au contraire été relevés au contraire pour la façon dont ils illustrent l’influence de l’allemand sur le romanche.
En principe, le Pledari grond de la Ligia romontscha devrait combler ces lacunes et, effectivement, il offre un matériel immense. Mais comme il est essentiellement une compilation des résultats de traductions faites, il est à la fois riche et lui-même lacunaire. De plus, le fait qu’il donne des solutions rg réduit dans bien des cas son utilité comme source d’information pour le DFR; par définition, le rg ne s’inspire en effet pas seulement du sursilvan, et les mots ou expressions qu’il donne – ou crée (néologismes) – ne correspondent pas nécessairement à au vocabulaire, à l’usage ou à l’esprit sursilvans. Surtout, même si le plus souvent il est au moins correct, et s’il contient même parfois de belles trouvailles, nombre de solutions qu’il propose se révèlent boiteuses, mal construites, ou de simples calques de l’allemand (tels les fameux AB = B da A). On sent, tout simplement, que les traducteurs, par manque de temps, de connaissances, de réflexe ou d’envie, n’ont souvent pas déterminé – ou réussi à déterminer – suffisamment bien le sens d’une expression allemande, surtout du vocabulaire administratif, technique, scientifique, culturel moderne; et encore plus souvent qu’ils n’ont pas cherché ou pas pris en considération les correspondants italiens ou français.31
Il arrive ainsi que je ne trouve d’indications nulle part, sans d’ailleurs que le mot cherché fasse nécessairement partie du vocabulaire moderne. J’ai eu beaucoup de difficultés, par exemple, avec «drague», «draguer», «dragueur» (dans leurs sens techniques). Il s’agit alors, si le mot ou l’expression sont d’une importance telle qu’ils ne peuvent manquer dans le DFR, d’imaginer des solutions qui ne soient pas ... des gallicismes ou des calques du français qui détonneraient par trop en romanche – même si par ailleurs le romanche a repris nombre de termes français par l’intermédiaire de l’allemand. Souvent, je suis amené à proposer des descriptions, ou à en ajouter32 – c’est le cas aussi, dans un autre ordre d’idées et pour des raisons différentes, pour des spécialités à manger, du «baba au rhum» aux «nailles» et à la «taillaule».33 D’un autre côté, le romanche peut avoir créé ou adopté un terme concernant un seul des mots d’une famille, ou un sens particulier d’un mot français, et il faut alors tenir compte de ce cas particulier pour traiter deux ou plusieurs articles apparentés. Ainsi le romanche connaît-il le tschercaminas ou dostaminas («dragueur de mine»), mais n’a pas de termes courants pour «drague» et «draguer».
Les emprunts que le romanche courant a faits et continue à faire au français (ou à une autre langue latine) par le biais de l’allemand représentent un autre genre de difficultés, souvent anecdotiques, mais au total non négligeables. L’allemand, surtout en Suisse, aime les mots français. Mais très fréquemment, il les emploie dans un sens particulier, ou plus large, ou différent, ou alors dans un autre registre.34 Lorsque le mot originellement français apparaît en romanche, il faut alors vérifier s’il y a correspondance de sens et d’emploi avec le français, et dans quelle mesure un glissement dont on sait qu’il s’est produit en allemand a été repris en romanche. Compte tenu d’un certain flottement que l’on peut percevoir en romanche, par exemple entre l’usage chez des personnes cultivées susceptibles de penser directement au français, et d’autres Romanches qui emploient le mot parce qu’ils l’entendent en allemand, les vérifications peuvent être difficiles, surtout pour un francophone, même si celui-ci est habitué aux usages de l’allemand. Ici aussi, je dois souvent, pour plus de sûreté, faire appel à un consultant.
La simple question du genre peut mener à des cas de conscience. J’ai eu une certaine peine, au début de mes relations avec le romanche, à accepter que celui-ci dise la garascha parce qu’il a repris l’allemand die Garage et non pas «le garage» français, et j’ai eu encore plus de mal avec la curascha du sursilvan (alors que le ladin a tout de même il curaschi); mais dans les deux cas, je ne peux, dans mes dictionnaires, que reproduire sans discussion le féminin. Par contre, s’agissant par exemple de «front» et de la forme et du genre du romanche qui a subi l’influence de l’allemand (aussi bien die Front que, pour le genre, de die Stirn), je me suis appuyé sur le fait qu’il y a, pour tous les sens, flottement entre le masculin et le féminin (et entre les formes front, frunt et frunta) pour recommander respectivement front et frunt masculins, mais en indiquant que l’on trouve également le féminin. Quant à la raclette et à la fondue si caractéristiques d’une certaine Suisse romande, que le romanche a reprises orthographiquement telles quelles comme l’allemand, en hésitant par contre entre leur conserver le féminin du français (qu’une certaine logique de la langue romanche recommanderaient du reste également), ou leur attribuer le masculin avec lequel il reproduit généralement le neutre allemand, je me permets dans les deux dictionnaires d’en défendre le genre féminin également pour le romanche.
Je dois par ailleurs faire attention, dans mon travail, à ne pas mettre sur le compte de l’allemand et de son influence toutes les divergences entre le français (ou l’italien) et le romanche. «Dramatiser» et dramatisar ne correspondent pas ou plus aujourd’hui, mais c’est avant tout parce que le sens premier du verbe est sorti de l’usage courant en français.
En tant que francophone et parlant d’autres langues néolatines en plus du romanche, je dois, d’une manière tout à fait générale, faire attention aux faux amis qui existent inévitablement, et sans influence visible de l’allemand, entre le romanche et le français ou l’italien. Deliberar n’est pas seulement «délibérer», mais aussi «libérer». Et il me faudra corriger dans le DFR l’erreur que j’ai faite dans le DRF en n’indiquant pour dissimular que «dissimuler» et «cacher», alors que ce verbe signifie en premier lieu «simuler».
6 Conclusion
Je ne suis pas la personne idéale pour un dictionnaire français-romanche, et j’aurais également préféré ne pas devoir m’engager dans ce travail, ou ne m’y engager qu’en soutien d’un auteur, voire – on peut toujours rêver – d’une équipe romanche motivée, diversifiée, capable de réaliser un ouvrage qui servirait de base à une facette particulière d’une politique linguistique totalement nouvelle en plus d’être vaste et ambitieuse pour le bien du romanche, des Romanches et, finalement, osons le dire, pour le bien de la Suisse.
Faute de ce qu’il faudrait, je me suis pourtant engagé une nouvelle fois dans un travail long et pénible, en connaissant mes limites, mais en comptant sur un minimum d’appui afin que le résultat soit acceptable. Je sais également que le budget du projet est en fait trop étriqué et qu’en plus la Fundaziun Retoromana n’a pas encore réussi à réunir l’entier de la somme prévue, et que cela m’imposera de nouveaux sacrifices. Il se révèle, pour couronner le tout, que les prévisions et espoirs ont été trop optimistes et qu’il y a en fait trop de travail à faire en trop peu de temps, et que je vais m’épuiser à la tâche.
Il pourra donc s’agir d’un acte de foi, ou d’un défi, tous deux pratiquement désespérés; mais comme le Dictionnaire français-romanche aura son utilité, comme c’est quelque chose de concret que je peux faire, en fin de compte, contre la discrimination et l’injustice, contre l’indifférence, la routine débilitante, la mollesse, contre la résignation et la capitulation, c’est un travail que j’ai bien l’intention de mener à terme.
Notes
1 J’ai traité la discrimination du romanche et ses conséquences dans le cadre de plusieurs études sociolinguistiques et surtout statistiques. Suivant la langue nationale la mieux adaptée au lecteur, voir:
- Le romanche en péril? Évolution et perspective, Office fédéral de la statistique, Berne 1996.
- Graubünden, von der Dreisprachigkeit zur deutschen Einsprachigkeit(?), in: Kattenbusch, Dieter (Hg.): Studis romontschs – Beiträge des Rätoromanischen Kolloquiums (Gießen/Rauischholzhausen, 21.–24. März 1996), Wilhelmsfeld 1999, 1–76.
- Die aktuelle Lage des Romanischen, Bundesamt für Statistik, Neuchâtel 2005.
- La situaziun actuala dal rumantsch, Uffizi federal da statistica, Neuchâtel 2005.
- Situazione attuale del romancio in Svizzera, Ladinia XXXI 2007, 55–106.
2 On prendra garde à ne pas confondre Tessin et Suisse italienne. Dans les vallées italophones des Grisons, la première langue étrangère apprise à l’école est, logiquement, l’allemand. Déplorablement, pour des raisons pratiques que l’on peut comprendre sans devoir les partager, ces quatre vallées (7 pour cent de la population du canton) tendent à considérer les Romanches comme partie intégrante d’un immense bloc germanophone face auquel elles ont beaucoup de peine à faire entendre leur voix, plutôt que comme une communauté linguistiquement parente, et potentiellement alliée puisque placée dans une situation bien plus grave.
3 La Fundaziun Retoromana a été fondée en 1982 à l’initiative du P. Flurin Maissen, sous le nom de Fundaziun Retoromana P. Placi a Spescha, pour reprendre les activités de trois institutions culturelles précédentes. À la mort de son inspirateur en 1999, elle a pris le nom de Fundaziun Retoromana P. Flurin Maissen. Elle a pour but de «sauvegarder et promouvoir la culture des Romanches en assurant à ceux-ci une existence emplie de tout ce qui est humain, beau et cher, vécu en pleine liberté des droits de l’homme» (http://www.frr.ch).
4 Dictionnaire romanche sursilvan–français, Fundaziun Retoromana P. Flurin Maissen, ISBN 3-9522235-0-6.
5 Les situations sont extrêmement différentes d’une commune à l’autre, mais, le romanche restant discriminé au niveau aussi bien fédéral que cantonal (même si la situation s’est un peu améliorée depuis la fin du siècle passé), aucune commune ne l’enseigne ni ne l’utilise de manière aussi générale, systématique et naturelle qu’une commune romande enseigne et utilise le français.
6 Du point de vue de l’apparition de la forme écrite, le sursilvan est le troisième des idiomes; il fête cette année (2011) ses 400 ans d’existence écrite, alors que le putér et le vallader possèdent des ouvrages publiés au XVIe siècle. Du point de vue statistique par contre, il est le plus important des idiomes: parmi les habitants de l’aire traditionnelle du romanche indiquant en 2000 le romanche comme meilleure langue, 58 pour cent habitent dans l’aire d’emploi du sursilvan.
7 La FRR organise également depuis 1969 les Cours d’été de romanche sursilvan, les plus anciens cours de ce genre pour le romanche: http://www.frr.ch.
8 Dans ses cours d’été de romanche sursilvan, la FRR ouvre ainsi également autant que possible des fenêtres sur les autres idiomes – voire sur les autres langues rhéto-romanes.
9 La FRR aurait déjà souhaité inclure dans le dictionnaire romanche sursilvan–français des informations concernant les autres idiomes, mais avait dû y renoncer en raison des coûts et du surcroît de travail que cela aurait entraînés.
10 «En mintga cass vul il lungatg da scartira unificau buca concurrenzar ni remplazzar ils idioms existents, mobein sulettamein esser ina alternativa leu nua che mo ina varianta romontscha ei pusseivla e nua ch’il tudestg dominescha ella situaziun momentana. Il RUMANTSCH GRISCHUN ei ina purschida per tgi che vul (negin sto!) far diever dad ella.» (Introduction signée des président et secrétaire de la Ligia Romontscha, dans Richtlinien für die Gestaltung einer Gesamtbündnerromanischen Schriftsprache RUMANTSCH GRISCHUN de Heinrich Schmid, Ligia Romontscha, Coire 1982).
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Il est évident que le romanche aurait moins de difficultés s’il
connaissait un standard unique pour l’ensemble de son aire. Les
circonstances, historiques, géographiques et autres, en ont décidé
autrement et ont conduit il y a des siècles à la création de trois
standards régionaux, dont l’usage s’est enraciné. En 1794, les deux
principales formes du romanche, déjà officielles dans l’aire
romanche au niveau des petites unités constituant les Ligues
grisonnes d’alors, ont également été reconnues comme langues
officielles de la République des Trois-Ligues aux côtés de
l’allemand et de l’italien. Dès la constitution du canton suisse en
1803 cependant, la discrimination au profit de l’allemand a repris
et s’est profondément aggravée. À partir de la 2e moitié du XIXe
siècle, au moment où les effets de cette discrimination commençaient
à se faire très fortement sentir, le mouvement romanche, au lieu de
réclamer l’égalité des droits entre les langues, a tenté de
compenser les effets de la discrimination en développant dans la
population un lien sentimental profond avec sa langue, dans les
formes sous lesquelles celle-ci existait. On a même créé deux
idiomes supplémentaires au cours du siècle passé dans l’espoir de
mieux défendre le romanche dans deux régions du centre des
Grisons. La création du rg, comme langue essentiellement passive que
chaque personne parlant romanche pouvait comprendre suffisamment sur
la base de l’idiome auquel elle est habituée, représentait, dans la
situation où se trouvait le romanche après près de deux siècles de
discrimination, un bon compromis entre l’attachement cultivé depuis
des générations pour l’idiome maternel et les besoins de la
communication entre le monde extérieur et le romanche.
Pratiquement dès la création du rg cependant, certains, convaincus de
tenir là la solution essentielle pour la sauvegarde du romanche, ont
cherché à amener un changement brutal – ou désespéré – de la stratégie
suivie depuis le réveil romanche et tentent aujourd’hui ouvertement
d’imposer l’unification de la langue par l’adoption généralisée du rg
comme standard de communication, en réduisant les idiomes à des
dialectes régionaux que l’on n’apprendra plus à écrire ni à lire. Une
lutte est ainsi en cours à propos de la forme du romanche à utiliser
dans ce qui existe d’enseignement en romanche et du romanche. On dira
simplement ici à ce sujet et pour illustrer le rapport des forces
entre les deux tendances opposées, qu’une organisation de masse – à
l’échelle romanche s’entend – s’est constituée cette année (2011) pour
le maintien des idiomes comme langue d’enseignement (avec une
introduction du rg comme langue passive à partir du niveau
secondaire), et que, dans l’aire romanche, elle compte environ quatre
fois plus de membres que le nombre de signataires d’un manifeste
exigeant à l’inverse l’imposition généralisée du seul rg à l’école
dite romanche
(voir http://www.proidioms.ch,
Novitads 2, 25.6.2011).
12 Quelques auteurs ont commencé à se servir du rg dans leur œuvre littéraire. La majorité continue cependant à se servir de l’idiome de leur région. À l’exception de quelques œuvres dialectales de portée locale, toute la littérature romanche d’avant la fin du XXe siècle est bien sûr écrite dans les idiomes traditionnels, essentiellement dans les trois grands anciens.
13 La FRR offre également une introduction au rg dans son programme habituel des cours d’été de romanche sursilvan.
14 C’est l’expérience que je fais depuis près de dix ans avec le Dictionnaire romanche–sursilvan français, qui a pourtant subi plusieurs contrôles complets, effectués aussi bien par des romanchophones que par des francophones. À chaque nouvel exemple, il faut, pour ne pas désespérer, se souvenir que les autres dictionnaires romanches, et même les grands dictionnaires réalisés dans d’autres langues par des équipes entières, présentent eux aussi des insuffisances et contiennent des coquilles parfois surprenantes.
15 La partie français–romanche (vallader) du dictionnaire de Gilbert Taggart (1990) compte 1500 articles, le Minidictionnaire de Dominique Stich (2006) donne, comme son nom le suggère, la traduction de base en rg de quelques milliers de mots français. Quel que soit par ailleurs leur intérêt, ils ne sont d’aucune utilité pour le DFR.
16
Pour le sursilvan, il s’agit des dictionnaires romanche-allemand et
allemand-romanche de Ramun Vieli, puis Ramun Vieli et Alexi
Decurtins, parus de 1938 à 1975; de divers vocabulaires techniques
basés sur le Duden illustré; et surtout du Niev vocabulari romontsch
sursilvan–tudestg d’Alexi Decurtins paru en 2001, une œuvre
monumentale dont l’auteur a gracieusement fait mettre à disposition,
pour le DFR, une copie du fichier électronique original qui permet
de le consulter dans le sens allemand–romanche.
Pour le rg, la Ligia Romontscha a mis en ligne son Pledari grond (PG),
qui réunit, en l’épurant, le matériel des traductions effectuées
d’allemand en rg.
17 Dicziunari rumantsch–grischun (DRG), en cours de parution (le dernier fascicule paru contient les articles de «manzögna» à «Maria»). Contrairement à ce que le nom pourrait laisser supposer, le DRG n’est pas consacré au rg, auquel il est de beaucoup antérieur. Il est l’un des quatre vocabulaires nationaux dont les travaux ont commencé il y a plus d’un siècle et concerne la langue romanche dans son ensemble (idiomes, dialectes, et rg depuis 1982) en se basant sur la forme vallader des mots. Le DRG est rédigé en allemand parce qu’il a été, de façon caractéristique pour l’époque, conçu comme un ouvrage de documentation linguistique à l’usage des générations futures.
18 Même si l’allemand a été pour moi aussi la première langue étrangère, et est comme le romanche une de mes langues préférées – c’est d’ailleurs un paradoxe et une situation parfois gênante que de devoir défendre une langue aimée contre une autre langue aimée.
19 Le Dictionnaire abrégé de la langue ladine avec traduction allemande, française et anglaise, paru en 1929, est une réalisation privée d’Anton Velleman, et le Dictionnaire rumantsch ladin–français est certes paru aux éditions de la Ligia Romontscha, mais il est lui aussi une initiative privée de son auteur Gilbert Taggart.
20 Je me demande également dans quelle mesure, consciemment ou non, les Romanches qui seraient qualifiés pour réaliser un dictionnaire français–romanche ne mesurent pas leur connaissance du français à l’aune de leur maîtrise de l’allemand, ce qui les empêcherait de s’imaginer travaillant à un tel dictionnaire.
21
Une partie des communes de l’aire romanche traditionnelle (celle qui
parlait romanche il y a deux siècles et qui était assez exactement
ce que la précédente vague de germanisation avait laissé subsister
au sortir du moyen-âge) a l’allemand comme langue d’enseignement,
avec éventuellement un enseignement du romanche de l’ordre de deux à
trois heures par semaines. Ces communes sont aujourd’hui totalement
germanisées, ou en voie de l’être. D’autres communes ont récemment
remplacé l’école dite romanche par une école bilingue
romanche–allemand.
Seule la moitié environ de la population de l’aire romanche jouit de
l’école dite romanche. Mais cette école dite romanche prévoit au
maximum trois ans d’enseignement uniquement en romanche. L’allemand
est introduit en quatrième année comme branche, voire comme langue
d’enseignement à un degré variable. À partir de la 7e, l’enseignement
du romanche et en romanche est réduit à la portion congrue, ou
disparaît. Le canton ne prévoit en effet pas d’école entièrement
romanche, alors que les écoles obligatoires allemandes ou italiennes
sont réellement allemandes ou italiennes (mais il n’existe pas de
gymnase ou lycée enseignant uniquement en italien dans les Grisons).
Certes, dans le canton des Grisons, ce sont les communes elles-mêmes
qui décident de la langue d’enseignement (avec la limitation
mentionnée pour le romanche). Dans les régions alémaniques et
italophones du canton, le choix va de soi. Dans l’aire romanche par
contre, la pression que la discrimination du romanche exerce vers
l’allemand, ou la pression des immigrés de langue allemande, très
nombreux dans les régions touristiques et qui ont bien sûr le droit de
vote s’il sont suisses, ont abouti dans de nombreux cas à l’adoption
de l’école allemande, ou à un renforcement de l’allemand dans l’école
dite romanche. La loi sur les langues entrée en vigueur en 2008
contient heureusement des dispositions qui freinent ce mouvement tant
que le romanche conserve certains seuils successifs selon les
résultats des recensements. (À ce sujet, on mentionnera encore que les
recensements décennaux de la Confédération ne seront plus réalisés de
manière à donner des indications concernant l’emploi des langues à un
niveau aussi détaillé que celui de la commune. Compte tenu du fait que
chacun des derniers recensements a montré un recul tragique du
romanche, l’absence de nouvelles données serait en pratique favorable
au romanche. L’administration grisonne étudie toutefois comment
pallier à la renonciation de la Confédération à réunir les données
concernées.)
Pour plus de détails, voir Jean-Jacques Furer, Le romanche dans les
écoles du canton suisse des Grisons, in: Actes du colloque
international: Quelles politiques linguistiques éducatives pour les
langues régionales ou minoritaires de l’arc alpin, Gap, 9 et 10
juillet 2004, Unioun Prouvençalo, 2006, 61–82 (en tenant compte du
fait que la situation faite au romanche a empiré ces dernières années
dans les écoles de diverses communes, telles que Trin).
22 Le Pledari grond propose également biopur pour Biobauer. Par contre, il traduit Windpark par parc aeroelectric (plus exactement aeoroelectric – ce qui illustre combien il est parfois difficile de voir les fautes de frappe).
23 Et Chinarinde («quinquina») par scorsa chinesa («écorce chinoise»), ceci toutefois en indiquant également quinquina f en ce qui concerne le sursilvan; le Dicziunari tudais/ch–rumantsch ladin ne donne, lui, que scorza chinaisa.
24
Voir à ce sujet:
- P. Flurin Maissen: Il bien diever dellas preposiziuns, Romania 1962.
- Arnold Spescha: Grammatica sursilvana, Cuera 1989. Voir § 508–525 et en particulier § 514 Las preposiziuns tudestgas auf, aus, an, bei/zu e las preposiziuns corrispundentas romontschas.
25 Mais le mot consacré pour l’ancien disque 16, 33, 45 ou 78 tours est quant à lui la platta.
26 Le Pledari grond a encore une mention isolée d’ordinatur dans un flot de traductions donnant computer et autres computerisar; de façon intéressante, et sans doute caractéristique, il donne également calculatur, mais en relation avec Rechner. Le Niev vocabulari romontsch sursilvan–tudestg quant à lui donne aussi bien ordinatur que computer et si, considérant certainement la place des deux mots dans l’usage romanche actuel, il accorde plus d’espace à l’article computer, il y mentionne aussi expressément le synonyme ordinatur.
27 Le français (de Suisse) dit ainsi la «guerre du Sonderbund» là où le romanche parle de l’uiara della/dalla federaziun separada.
28 Mais le Pledari grond indique très à propos, pour Jugendstil, jugendstil et stil floreal.
29 Je prends soin de signaler, à l’article «avec», que la tournure (elliptique) française «faire avec» signifie non pas far cun, mais par exemple s’arranschar cun enzatgei.
30 En premier lieu de Claudio Vincenz, romaniste, ancien rédacteur au Dicziunari rumantsch grischun et aujourd’hui professeur de français à l’École cantonale de Coire.
31 Mais voir la note ci-dessus à propos de Jugendstil.
32 J’ajoute également une description ou des précisions dans certains cas où des mots ou expressions romanches existent, mais sont peu familières aux Romanches, en eux-mêmes ou quant à leur objet (qui, par contre, est courant en français si je l’inclus dans le DFR).
33 Sans en exagérer l’importance, le DFR accorde au vocabulaire romand la place qui lui est due dans un dictionnaire suisse.
34
«Apéro» est familier en français, il ne l’est plus «chez nos
Confédérés»; la difficulté, pour le traducteur allemand–français,
est alors, tout d’abord, de ne pas se laisser entraîner à
transformer un événement d’une certaine tenue en un apéro entre
copains, puis, souvent, de convaincre les organisateurs que leur
Apero est un apéritif.
Depuis les années 1990 (nonante ...), nombre de Romands, lisant et
entendant sans cesse offene Drogenszene ou Tanzszene,
ont oublié ce qu’est un milieu ou un cercle et ont commencé à dire et
écrire «la scène ouverte de la drogue», «la scène de la danse croit
que» etc. Un exemple qui, par ailleurs, doit inciter à faire preuve de
compréhension pour les Romanches, placés comme ils le sont dans une
situation bien plus difficile que des Romands qui, eux, ont pu se
constituer des bases autrement plus solides dans leur langue
maternelle.